Temoignage

 

Peut-on être veuf et heureux ?

 nuit-lumiere

 

par Alfred Kuen

 

 

Quand la vie bascule

 

12 octobre 1990, 9h du matin : « Ici, l’hôpital du Samaritain à Vevey. Le médecin-chef vous parle. Votre femme a eu une complication cardiaque et elle vient de décéder ».

 

 

Est-ce possible ? Il y a trois jours, on faisait encore une excursion dans les Alpes avec les étudiants. Le lendemain, elle a fait un infarctus, mais si léger, à ce qu’on m’assurait, « à la pointe du coeur où cela se guérit très bien ». Hier soir, nous avons devisé gaiement ensemble, nous avons prié. « A demain ». Et ce matin, c’est la nouvelle inattendue, inéluctable : « décédée » – ce qui veut dire que je ne la reverrai jamais vivante ici-bas, que je suis seul. Que je suis veuf ! ce mot qui avait toujours une connotation négative pour moi. Comment assumer cela ? – Non, je ne suis pas seul ! N’ai-je pas rappelé souvent cette parole du Seigneur : Voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde (Mt 28.20). C’est le moment de le croire et de m’y cramponner.

 

 

« L’Éternel a donné ; l’Éternel a ôté »

 

A 10 h, je retrouve mes collègues, je leur annonce la nouvelle : « Le Seigneur m’a pris ce que j’avais de plus précieux au monde, mais ce n’est pas pour cela qu’il m’abandonnera ». Comme lors du décès de notre fils, la parole de Job résonne dans ma tête : « L’Éternel a donné ; l’Éternel a ôté ; que le nom de l’Éternel soit béni ». Est-ce par hasard que les deux fois, au cours des semaines qui ont précédé ces départs, je me sois particulièrement penché sur la traduction, puis sur l’annotation du livre de Job ?

 

J’y vois plutôt une préparation bienveillante de la part de notre Dieu. Les discours de l’Eternel à la fin du livre, lorsqu’il décrit le crocodile et l’hippopotame m’ont particulièrement parlé : comme si Dieu disait à Job : « Tu crois que je ne connais pas mon métier de Dieu ? Si ces créatures quelconques – deux échantillons parmi des milliers d’autres – sont si parfaites, comment mon plan à l’égard des hommes ne le serait-il pas ? ».

 

L’entretien avec le médecin qui avait assisté aux derniers moments de ma chère épouse me le confirme : « Nous étions tous autour d’elle, prêts à intervenir, mais il n’y avait plus rien à faire : la décision est venue de plus haut ». C’est ainsi que je l’ai acceptée par la grâce de Dieu – ce qui ne veut pas dire que c’était facile à vivre !

 

 

Problèmes et questions

 

Tracas matériels

 

Pour commencer, il y avait les problèmes matériels à assumer : repas, lessive, ménage… Il faut dire que les temps actuels nous facilitent bien les choses : congélateur, micro-ondes, machine à laver font de cet aspect du veuvage un détail par rapport au reste. Pour la veuve, le seul problème est de ne pas se négliger, maintenant qu’elle n’a plus à s’occuper que d’elle-même. Le veuf, lui, peut inverser à son profit la devise des féministes : « II n’y a pas de raison pour qu’un homme ne puisse pas faire ce qu’une femme est capable de faire » (sauf des enfants, bien sûr !). « Le reste » est d’une autre dimension : trouver sa nouvelle identité, maîtriser ses souvenirs, apprivoiser sa solitude, revoir ses raisons de vivre.

 

Trouver son identité

 

Si on a eu la chance d’avoir eu une relation heureuse avec son conjoint, la première question qui se pose est celle de son identité : Qui suis-je ? 43 ans de vie commune harmonieuse vous forgent une identité différente du célibataire que l’on était avant le mariage : on vit en fonction de l’autre, pour l’autre, se demandant plus ou moins consciemment devant chaque décision : comment ce choix affectera-t-il la vie et le bonheur de l’autre ? Et voilà que tout à coup, on ne peut plus se poser cette question qui est devenue comme une seconde nature.

 

Bien sûr, le chrétien se posait en premier lieu la question : Est-ce la volonté de Dieu ? Mais pour la plupart des choix quotidiens concrets, cette question de principe était résolue une fois pour toutes, alors que l’autre se reposait à longueur de journée. Alors que maintenant, on n’a plus qu’à compter avec soi-même, qu’à penser à Dieu, à soi et aux autres.

 

Et l’on commence à comprendre existentiellement la parole de l’apôtre : Celui qui n’est pas marié se préoccupe des intérêts du Seigneur. Son seul souci est de lui plaire. Celui qui est marié s’occupe des affaires de ce monde, pour plaire à sa femme ; et le voilà tiraillé de part et d’autre (1 Cor 7.32-34). Désormais, le Seigneur prend une place plus importante dans la vie : il est le seul vis-à-vis avec qui on puisse s’entretenir, discuter des choix à faire, à qui on peut confier ses joies et ses peines.

 

Maîtrise des souvenirs

 

On retrouve des photos, on passe par des endroits où l’on était ensemble ; des amis nous rappellent : « Tu te souviens… » Bien sûr, qu’on se souvient ! Trop ! « C’était si bien ! Pourquoi, Seigneur ? » Impasse stérile ! Le passé est… passé. « Merci, Seigneur, pour tout ce que nous avons vécu de beau ensemble. Mais je crois que tu as encore d’autres belles choses en réserve pour moi. Maintenant, je vis dans le présent, un jour après l’autre, avec la force que tu me donnes aujourd’hui pour aujourd’hui. Demain, tu seras encore là et tu me conduiras ».

 

Solitude

 

Solitude ? Oui, il n’est pas bon que l’homme soit seul (Gen 2.18). Cette parole présidant à la création de la femme nous revient souvent avec une acuité particulière : en rentrant à l’appartement désert, en mangeant en face d’une chaise vide, avant une longue soirée seul à seul avec soi-même, ou le dimanche. J’ai noté il y a quelque temps : « Je suis seul ! Encore une fois seul pour passer ce dimanche midi et après-midi seul avec moi-même ! Alors que tous les autres sont rentrés chez eux en famille, les uns avec les autres ».

 

« Bon ! Après tout, ce n’est pas si mal que ça : être seul, n’avoir personne à qui devoir s’adapter, dont il faut accepter l’emploi du temps. Pourquoi ne pas jouir de sa solitude ? de ses bons côtés ?

 

« Car elle a aussi de bons côtés qu’il ne faudrait pas oublier. Ainsi, cet après-midi, je peux faire absolument ce que je veux : lire ce livre qui attend depuis si longtemps, écrire cette lettre pour laquelle je n’ai jamais le temps, écouter de la musique ou en jouer, me promener. Seul ? Et pourquoi pas ? Je n’ai pas besoin de soutenir une conversation – sauf avec moi-même et avec Dieu. Et cela nous manque terriblement dans notre civilisation où tous les espaces libres sont envahis. En priant pour les uns et les autres tout en me promenant, je jouis de la communion spirituelle avec eux, je me rappelle leurs bons côtés, leurs besoins, les moments heureux passés ensemble. Je peux même, tout en marchant, écouter une conférence sur mon walkman et m’édifier ou me laisser instruire par quelqu’un qui vaut bien un interlocuteur présent.

 

« Il risque de pleuvoir ? Aucune importance. Pascal disait que tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne puissent pas rester entre les quatre murs de leur chambre. Si l’absence de malheur n’est pas nécessairement le bonheur, elle peut en être le chemin. Entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le secret. Le conseil est de Jésus – avec la promesse qui y est rattachée : ton Père est là. Tu n’es pas seul. Tu ne seras plus jamais seul. Si quelqu’un m’aime, il mettra en pratique ce que j’ai dit. Mon Père aussi l’aimera : nous viendrons tous deux à lui et nous établirons notre demeure chez lui (Jn 14.23). Quelle promesse formidable ! Le Père et le Fils chez moi, établis à demeure ! Merveilleuse présence, dépassant tout ce que je pourrais espérer des présences humaines ! »

 

C’est vrai : il n’est pas bon que l’homme soit seul, mais nous nous souvenons aussi de la parole de Vinet : « II est encore moins bon que l’homme ne soit jamais seul » (ce qui arrive facilement lorsqu’on est marié !).

 

Et là, les chrétiens ont sur les veufs et les veuves non-chrétiens (qui doivent passer par les mêmes épreuves) des avantages incontestables ; non seulement la présence du Seigneur, mais celle des frères et soeurs de l’Église, la famille de Dieu, qui peut les entourer, les aimer, les inviter. VERMEIL

 

Raisons de vivre ?

 

Il faut le dire d’emblée : ceux dont le conjoint était la principale – pour ne pas dire : l’unique – raison de vivre passent par un temps très difficile lors de son départ. S’ils parviennent à ne pas sombrer dans la dépression, ce n’est que par un effet de la grâce de Dieu ou/et par un soubresaut de leur volonté de vivre.

 

Ceux qui ont fixé le sens de leur vie en Dieu et en son oeuvre sont avantagés sous ce rapport, car cet objectif ne s’évanouit pas avec le départ de l’être aimé. Au contraire ! Ils peuvent se donner pleinement à cette vocation, n’étant plus « tiraillés » selon le mot de l’apôtre Paul. Personnellement, j’ai pu vérifier plus d’une fois la vérité de cette parole : auparavant, je me demandais avant chaque engagement quelle en serait la répercussion sur mon épouse (serai-je encore moins disponible pour elle, devra-t-elle rester seule à la maison ou assumer un voyage fatigant et des conditions de vie astreignantes ?); à présent, je me sens plus disponible, responsable seulement devant Dieu et devant moi-même de l’emploi de mon temps et de mes forces.

 

En tant que chrétiens, nous avons un grand privilège : notre vocation est si multiforme que, quelles que soient notre condition, notre situation et notre santé, nous avons toujours un objectif qui peut constituer notre raison de vivre : la gloire de Dieu. Nous pouvons y contribuer par notre témoignage (oral ou écrit), notre service et/ou nos prières : que nous soyons célibataire, marié ou veuf (veuve). Et nous avons, de plus, la promesse que ni la mort (du conjoint) ni la vie (solitaire)… ni le présent ni l’avenir (incertain)… rien ne pourra nous arracher à l’amour que Dieu nous a témoigné en Jésus-Christ notre Seigneur (Rom 8.38).

 

A.K.