Lettre à l’église de Philadelphie

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par Alfred KUEN

 

 

 

A 45 km au sud-est de Sardes, le messager qui poursuivait sa route trouvait Philadelphie, une petite ville relativement récente située dans la partie fertile de la Lydie, dominée, comme Sardes, par le mont Tmolus. La ville avait été fondée en 140 av. J.-C. par le roi de Pergame Attalus II pour propager la culture grecque en Lydie et en Phrygie. Une colonie grecque la nomma Philadelphie en l’honneur de son fondateur Attalus qui portait le surnom de Philadelphe à cause de son affection pour son frère Eumènes. Les monnaies représentent les deux frères égaux en taille, en traits et habillés de la même façon.

 

 

La vallée de l’Hermus dans laquelle débouchait son affluent Cogamus près de Philadelphie, devait sa fertilité au sol volcanique, particulièrement favorable à la culture de la vigne. Virgile célébrait ses vins et les monnaies de l’époque portent souvent une tête de Bacchus ou de Bacchante. La ville a dû être catastrophée par l’édit de Domitien en l’an 92 exigeant que la moitié des vignes soient arrachées car elle dépendait presque entièrement de sa viticulture. On a vu dans Ap 6.6 une allusion voilée à ce décret. La ville était constamment menacée par la famine car ses productions vivrières ne suffisaient jamais à satisfaire ses propres besoins. Sa seule ressource pour acheter du blé était donc la vigne. En perdre la moitié annonçait des temps très durs, car un sol volcanique ne convient pas nécessairement à la culture du blé.

 

Mais la culture de la vigne n’était pas la principale raison d’être de la ville. Située près du croisement des frontières de la Lydie, de la Mysie et de la Phrygie, elle commandait aussi l’une des principales routes transcontinentales de l’époque, celle qui reliait l’Europe à l’Orient. Elle était en quelque sorte la porte d’un continent à l’autre. « C’était une ville fondée dans un but délibérément missionnaire. Au-delà de Philadelphie, on débouchait sur les régions sauvages de la Phrygie avec ses tribus barbares.

 

La mission de Philadelphie était de répandre la langue grecque, les coutumes grecques et la civilisation grecque dans ces régions au-delà de la frontière. Philadelphie devait être missionnaire de l’hellénisme pour les sauvages de la Phrygie »1, « l’apôtre de l’hellénisme dans les pays orientaux », dit W. Ramsay comme Sardes l’avait été pour la Lydie. La mission de Sardes avait été couronnée de succès puisqu’on l’an 19 av. J.-C. le lydien n’était plus parlé en Lydie et le grec était devenu la seule langue du pays. La tâche fut plus difficile pour Philadelphie car les Phrygiens tenaient à leur langue et à leurs coutumes et refusèrent d’être hellénisés.

 

Lorsque le Christ, « celui qui tient la clé de David, celui qui ouvre et nul ne peut fermer, qui ferme et nul ne peut ouvrir » (v. 7) fait dire à l’église de Philadelphie : « Voici, j’ai ouvert devant toi une porte que nul ne peut fermer » ( v. 8 ), ce n’est peut-être pas sans rapport avec la situation et la mission de la ville dans laquelle elle se trouvait. Comme elle occupait une position clé du point de vue stratégique, le Seigneur lui remet la clé d’accès au Royaume de Dieu par l’Evangile. Comme la ville devait diffuser l’hellénisme dans les contrées barbares, ainsi l’Eglise doit répandre l’évangile et la manière de vivre chrétienne parmi ceux qui vivent encore dans les ténèbres. Certains voient aussi dans la clé une allusion au temple local de Janus, divinité protectrice des portes, dont le symbole était la clé : « Jésus est plus grand que Janus puisque sa clé ouvre les portes de la vie éternelle ».

 

« Les ouvertures pour répandre l’Evangile étaient nombreuses et grandes dans l’Empire romain du 1er siècle. La Pax romana permettait aux évangélistes chrétiens de faire leur travail avec une relative liberté, parlant le même langage commun, circulant sur les belles voies romaines et utilisant la version grecque des Septante comme manuel. De plus, où qu’ils allaient, ils trouvaient des esprits en recherche et des cœurs assoiffés. Les vieilles superstitions païennes étaient abandonnées. Le Saint-Esprit ouvrait les pensées et les désirs d’hommes et de femmes du commun peuple. Beaucoup d’âmes altérées soupiraient après l’eau de la vie »2.

 

Le volcanisme de la région qui en avait assuré la fertilité avait une contrepartie fâcheuse : la fréquence des tremblements de terre. Le séisme qui avait détruit Sardes fut aussi désastreux pour Philadelphie. La terreur qui s’était emparée des habitants persistait bien des années car, de temps en temps, il y avait un nouveau choc d’une amplitude plus ou moins grande. Vivant dans une crainte perpétuelle, un certain nombre de Philadelphiens s’étaient décidés à loger dans des huttes de fortune en-dehors de la ville (Strabon XIII, 10).

 

Lorsque la stabilité semblait rétablie, ils rentraient en ville, mais au premier choc, ils en ressortaient. Ce rythme de fuites et de retours finit par faire partie de leur vie. La promesse du Christ : « Je ferai du vainqueur un pilier dans le Temple de mon Dieu et il n’en sortira plus jamais » (v. 12) devait les toucher tout particulièrement. Un pilier parle de stabilité, ne plus avoir à sortir par crainte des catastrophes répondait à une aspiration profonde de tout Philadelphien.

 

Quand « l’heure de l’épreuve », aussi inattendue et bouleversante que l’heure d’un grand séisme, viendra « sur le monde entier pour éprouver tous les habitants de la terre » (v. 10), le Christ promet à celui qui lui appartient : « Je te garderai ».

 

Philadelphie avait tant de temples dédiés à des dieux et des déesses qu’on l’avait surnommée « la petite Athènes ». Barclay rapporte une coutume qui avait cours dans la ville : « Quand un homme avait bien servi l’Etat, quand il laissait le souvenir d’un bon magistrat ou d’un bienfaiteur public ou d’un bon prêtre, la ville lui offrait dans l’un de ses temples un mémorial qui consistait en un pilier sur lequel on gravait son nom. Philadelphie honorait ses fils illustres en mettant leurs noms sur les piliers de ses temples afin que tous ceux qui venaient y adorer puissent les voir et se souvenir d’eux. Ainsi le Christ ressuscité promet au vainqueur : ‘Je ferai de lui un pilier dans le Temple de mon Dieu… Je graverai sur lui le nom de mon Dieu et le nom de la ville de mon Dieu… ainsi que mon nom nouveau’ »3.

 

Dieu donnera son nom nouveau a celui qui vaincra et à sa ville. Philadelphie aussi s’était donné un nouveau nom : après le grand tremblement de terre de l’an 17, Tibère avait accordé une aide généreuse à la ville. Pour le remercier, elle établit le culte du fils adoptif de l’empereur Germanicus, qui était alors dans la province et que l’on considérait comme son héritier présomptif, et elle se donna le nom nouveau de Néocésarée. Plus tard, sous Vespasienne, elle y ajouta celui de Flavia.

 

Au lieu des noms des empereurs divinisés et des membres de leur famille, le Christ imprimera sur le vainqueur le nom nouveau du Dieu immortel.

 

« A travers toute cette lettre à Philadelphie, nous voyons comment le message du Christ ressuscité est parvenu aux chrétiens de Philadelphie dans un langage et au travers d’images qu’ils pouvaient comprendre. Christ les a pris dans l’histoire, dans la vie de tous les jours et dans la vie civique que tous connaissaient ; avec ces choses terrestres, il a composé le message céleste »4.

 

A.K.


NOTES

 

1. W. Barclay, Letters to the Seven Churches, (London : SCM, 1964), p.95.

 

2. John Stott, What Christ thinks of the Church, (World Publ, Milton Keynes, 1990), p. 90.

 

3. W. Barclay, op. cit., p. 98.

 

4. W. Barclay, op. cit., p. 99.