Le prix du service

 Nogent

par Jean-Pierre BORY

 

 

 

Constatation générale dans les comités de mission et les institutions de formation biblique : le nombre des inscriptions pour une formation biblique complète, ou des candidats à un service missionnaire à long terme est en baisse régulière depuis quelques années.


Dieu appelle-t-il moins ? Les besoins sont-ils moins grands ? A-t-on plus de crainte qu’avant de s’engager ? Est-on moins sensible qu’autrefois au commandement missionnaire ? Ne sait-on plus présenter de façon audible l’appel de Dieu pour le service ? Les conditions économiques rendent-elles plus difficile un départ aujourd’hui ? Les Eglises se tournent-elles plus actuellement vers les besoins proches que vers la mission hors frontière ? Le ministère missionnaire a-t-il perdu de son prestige, le ministère pastoral est-il moins valorisant qu’avant dans notre mentalité de fin de XXe siècle ?

 

 

Autant de questions (et bien d’autres encore) qui hantent les esprits de membres de comités missionnaires ou de commissions des ministères ! Si les questions sont faciles, les réponses le sont moins. Et il n’y a certainement pas « une » réponse, mais de nombreuses, et à nuancer en fonction de situations très diverses.

 

Nous croyons que l’Ecriture dégage cependant des principes qui transcendent lieux et cultures parce qu’ils procèdent de Dieu lui-même, qui lui, ne varie pas.

 

De la part de Dieu, l’appel retentit encore, fort, clair, impératif :

 

La moisson est grande, priez pour des ouvriers ! (Mt 9.37-38)


Vous serez mes témoins jusqu’aux extrémités de la terre. (Ac 1.8)


Allez, faites de toutes les nations des disciples ! (Mt 29.19-20)


Comment entendront-elles et croiront-elles si des prédicateurs ne sont pas envoyés ? (Rm 10.13-15)

 

Dieu a fait sa part. Dans son amour pour les hommes, le prix qu’il a payé, la vie de Jésus, le Fils bien-aimé, ne peut se calculer. Son souci du sort éternel des hommes est tout aussi grand aujourd’hui (1 Tm 2.4), sa volonté que le plus grand nombre possible soit sauvé est impérative (penser à la parabole des invités à la noce, Lc 14.23).

 

De son côté, l’homme a sa responsabilité. Quelle réponse donne-t-il à Dieu ?

 

La vie de l’apôtre Paul est un exemple extraordinaire ! Dans son testament, la dernière lettre que l’on ait de lui (la 2e épître à Timothée), qui date de peu de temps avant sa mort, il dit, redit, souligne trois exigences relatives au service de Dieu. C’est le fruit de son expérience, la conclusion tirée d’une vie de jeune intellectuel bourgeois engagé, terrassé un jour par une rencontre qui a renversé complètement le cours de son existence. C’est le bilan d’un long service aux ordres de Dieu. En fin de carrière, il veut graver trois vérités capitales dans la mémoire de son fils spirituel, Timothée : le service de Dieu exige une décision personnelle, une préparation sérieuse, un prix à payer.

 

L’on a certainement encore en mémoire quelques-unes des images, largement diffusées l’an dernier, du débarquement en Normandie. Que d’épreuves les soldats victorieux n’ont-ils pas dû traverser pour conquérir cette côte normande, et que de morts : plus de 20 000 uniquement sur les plages. Certains détachements de parachutistes américains ont perdu la moitié de leurs hommes en touchant terre, tués lors des atterrissages de ces planeurs cargos, ou mitraillés sans même avoir eu le temps de se défaire de leur parachute : dans certaines unités, on dénombrait un mort sur deux soldats envoyés !

 

Mais ces soldats étaient prévenus, ils savaient où ils allaient. Avant le départ, beaucoup priaient, célébraient des cultes, assistaient à une messe, rédigeaient leur testament, se mariaient pour régulariser une situation : ils savaient qu’ils allaient vers une mort probable. Mais leurs motivations étaient si fortes qu’elles primaient toute autre considération. Deux des principales étaient, d’une part combattre et anéantir une barbarie cruelle et criminelle afin de libérer des populations opprimées, et d’autre part être présents et actifs dans un jour historique et pouvoir dire plus tard « j’y étais » (comme les grognards d’Austerlitz…)

 

 

Une décision à prendre

 

Chacun d’eux a dû un jour exprimer, non seulement oralement mais par écrit, sa décision personnelle de s’engager dans l’armée alliée, d’être volontaire pour aller combattre en Europe. Dans tous les coins du Canada et des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, d’Australie, l’appel a retenti et des réponses ont été données sous forme d’engagement, de signature au bas d’un contrat.

 

Il fallait accepter de quitter sa famille, son emploi, sa ferme, d’arrêter temporairement sa carrière professionnelle, de perdre un salaire régulier pour une solde bien moindre pour la plupart des engagés, d’échanger un avenir sûr et bien tracé pour un avenir aléatoire, plus riche en risques qu’en bénéfices.

 

Force est aux comités de mission de constater que les réponses aux appels sont surtout des décisions de consacrer un temps limité au service missionnaire : 2 ans, 1 an, 2 mois… mais rares sont les décisions de s’engager à long terme. Or, en terme d’efficacité, de valeur de service sur le terrain, pour l’Eglise qui accueille l’envoyé, le rapport n’est-il pas comparable à celui qui existe dans les professions séculières ? Dans une entreprise, peut-on comparer la rentabilité de deux mois de travail d’un stagiaire, à celle de deux mois d’activité d’un ingénieur expérimenté de dix années d’ancienneté ? Et même dans le domaine « spirituel », peut-on confier à un stagiaire les visites de relation d’aide qu’assument habituellement un ancien ?

 

Il est vrai que lors des brefs stages que font des étudiants sur un champ de mission, naissent des vocations et que l’Eglise d’origine du jeune envoyé est quelquefois remotivée pour prier pour la mission. Et personne ne niera la valeur formatrice d’une expérience transculturelle. C’est pourquoi les missions accueillent volontiers des stagiaires pour un « court terme ». Mais au fond, le plus important, ce pour quoi retentit l’appel divin, n’est-ce pas tout de même la moisson, les hommes à conduire à Christ, l’Eglise à édifier, plus que le bienfait que l’on peut retirer personnellement d’une courte expérience missionnaire ?

 

Les Eglises existeraient-elles aujourd’hui si des hommes n’avaient pas un jour décidé de consacrer leur vie entière pour la mission ? Sans des Paul, des Hudson Taylor, des William Carey, des Adoniram Judson, et des dizaines de milliers de serviteurs de Dieu anonymes qui ont consacré leur vie entière à évangéliser, à former des disciples, à soigner des découragés, à édifier, à enseigner, où serait l’Eglise aujourd’hui ? Il peut y avoir des serviteurs permanents sans stagiaires, mais pas des stagiaires sans permanents.

 

Dieu appelle encore aujourd’hui des hommes et des femmes à lui consacrer leur vie pour le servir, leur vie entière. C’est ce à quoi Paul exhorte Timothée à la fin de sa vie : Ne néglige pas le don qui est en toi, persévère… (1 Tm 4.14-16) puis plus tard, choisis des hommes, enseigne-les, forme-les (cela prend du temps !) (2 Tm 2.2), prêche, insiste, exhorte en toute occasion car il viendra un temps… (2 Tm 4.2-3) (cette dernière expression suggère nettement un service de longue haleine, permanent, qui dure jusqu’aux « derniers temps »).

 

Et d’ailleurs, à plusieurs reprises, en exhortant Timothée, Paul fait référence lui-même, au service de sa vie entière, à sa persévérance jusqu’à ses derniers jours, à sa fin imminente (par ex. 2 Tm 4.7).

 

 

Une bonne préparation

 

Ce que demande tout service qui se veut efficace, c’est du temps pour s’y préparer, de la discipline, de l’exercice. Le service de Dieu n’est pas une affaire d’amateur.

 

Du temps

 

L’exemple de l’apôtre Paul illustre tout à fait cela : après sa formation élémentaire, il étudie 2, 3, 4 ans la théologie auprès du grand rabbin Gamaliel. Puis, après sa rencontre avec le Christ, il fait des stages pratiques et de spécialisation : pendant 12 à14 ans, il témoigne personnellement dans sa région de Cilicie, en Arabie, en Syrie, puis exerce un ministère pastoral dans l’Eglise de Tarse. Ensuite Barnabas va le chercher pour lui proposer un service dans l’Eglise d’Antioche, une sorte de dernier stage sous son contrôle. Ce n’est qu’après tout cela qu’il est envoyé en mission !

 

Le débarquement en Normandie est aussi un exemple éloquent : sa préparation demanda une année et demie, et cela malgré l’urgence de délivrer la France, malgré les souffrances, les déportations, les exécutions qui se produisaient quotidiennement pendant tout ces longs mois sur le continent. Il fallait prendre du temps avant, pour que l’opération réussisse finalement ; il fallait du temps pour réunir les moyens nécessaires : les armes, les hommes, des hommes instruits, formés pour ce projet. Il fallait du temps pour s’exercer.

 

Un garagiste engagerait-il un mécanicien sans formation ? Un missionnaire peut-il l’être sans préparation ? On demandera à un médecin missionnaire, en plus de sa formation de généraliste, de se spécialiser en médecine tropicale, en chirurgie ainsi que dans la connaissance de la Bible. Un agriculteur, même expérimenté, devra se perfectionner en agriculture tropicale, en mécanique, en gestion, etc. Celui qui a reçu un appel de Dieu, est-il prêt à prendre du temps pour devenir un serviteur qualifié ? Lorsqu’un jeune témoigne d’un appel de Dieu, l’Eglise l’encourage-t-elle à prendre d’abord du temps pour se former sérieusement pour le ministère ?

 

De l’exercice

 

Les armées alliées ont simulé en 1944, des dizaines de débarquements sur des plages d’Ecosse pour apprendre à éviter d’éventuels encombrements de véhicules, pour coordonner les déplacements, les installations de matériels. Pas de place pour l’improvisation si l’on veut gagner !

 

Paul écrivait à Timothée : tu as reçu un don, tu as reçu des qualités personnelles, ne laisse pas en friche ton don (1 Tm 4.14) ; et il le lui rappelle encore dans sa 2e lettre (2 Tm 1.6). Les dons et les qualifications se perdent progressivement si on ne les exerce pas. Le virtuose Arthur Rubinstein témoignait à la fin de sa vie, que, malgré son don exceptionnel pour le piano, ses doigts avaient besoin de plusieurs heures quotidiennes d’exercice pour leur conserver souplesse et agilité. A bien plus forte raison celui qui est encore inexpérimenté, celui qui se prépare pour son premier service !

 

De la discipline

 

En grec, le nom « disciple » dérive du verbe apprendre. Le disciple est celui qui s’astreint à apprendre. Paul rappelait à Timothée : Pour toi, reste attaché à tout ce que tu as appris et reçu avec une entière conviction. Tu sais de qui tu l’as appris. Tu connais les saintes Ecritures… (2 Tm 3.14 et 17). Il n’y a pas plusieurs sources de connaissance, plusieurs règles de conduite ; il n’y a pas d’autre recueil que la Bible indiquant la manière de plaire à Dieu, il faut s’y tenir. Et Paul ajoute : Ainsi l’homme de Dieu se trouve parfaitement préparé et équipé pour accomplir toute œuvre bonne.

 

L’apôtre Paul avait compris par expérience que le service de Dieu ne peut se faire en dilettante. Dans ce service, il y a des consignes, un « règlement » à suivre pour réussir. En sport aussi, chaque discipline a ses propres règles : c’était déjà vrai du temps de Paul. L’athlète devait respecter toutes les règles (2 Tm 2.5). Il en est de même aujourd’hui : les coureurs qui se dopent sont éliminés ; un but est annulé s’il y a hors-jeu.

 

Prendre du temps, s’exercer, respecter les règles de Dieu, voilà trois conditions d’une bonne préparation.

 

Payer le prix

 

En fait, tous ceux qui sont décidés à vivre dans l’attachement à Dieu par leur union à Jésus-Christ connaîtront la persécution (2 Tm 3.10-12).

 

Que de pertes lors du débarquement, que d’unités décimées, de morts, de blessés… Ce n’était pas mieux chez les premiers missionnaires : ce pionnier en Birmanie, Adoniram Judson, resté seul après la mort de son épouse, de ses enfants, de plusieurs collaborateurs ; cette famille missionnaire suisse au Laos au début de ce siècle, dont on ne rapatria qu’un bébé, seul rescapé de sa famille ; ces missionnaires en partance pour l’Afrique au siècle dernier : on disait d’eux qu’ils emballaient leurs affaires dans des caisses dont les planches serviraient bientôt à fabriquer leur cercueil tant ils mouraient rapidement sous les tropiques.

 

Et puis ces héros de la foi cités en Hébreux 11… Ils ont réellement consacré leur vie à Dieu, ils ont payé le prix. La lui consacrer, c’est-à-dire la lui donner totalement.

 

Paul pouvait bien rappeler à Timothée son propre vécu : il pouvait se targuer d’être Hébreux, Israélite fils d’Abraham, membre d’une caste religieuse prestigieuse, jouissant d’une situation matérielle privilégiée, universitaire, membre de l’intelligentsia israélite de l’époque, de la haute bourgeoisie, de la bonne société dans laquelle aucun parvenu ne pouvait entrer… Paul laisse tout cela pour le rejet social, religieux, pour l’insécurité, les coups, les condamnations, l’emprisonnement, la pauvreté jusqu’au statut de SDF, de celui qui n’a pas même droit au RMI (relire 2 Co 11.27). « Je considère, dit-il, tous ces privilèges comme une perte à cause de Jésus-Christ » (Ph 3.7-9).

 

Aujourd’hui lorsque l’on s’engage dans la mission Outre-mer, certaines choses sont plus faciles : protection médicale, voyages rapides et moins coûteux permettant des retours réguliers au pays ; communications aisées avec le pays et la famille… D’autres sont plus difficiles : en quittant son pays, on quitte aussi son emploi avec souvent peu d’espoir de le retrouver quelques années plus tard ; on perd sa qualification professionnelle parce l’évolution technique est extrêmement rapide ; on risque l’emprisonnement ou l’expulsion dans certains pays totalitaires. Il faut accepter une nouvelle culture et travailler au sein d’une équipe ou sous les ordres de responsables locaux, au lieu d’être le pionnier, le maître d’œuvre… Est-on prêt à payer un tel prix ?

 

Le recours

 

Qui parviendrait seul à remplir toutes ces conditions ? Heureusement, Dieu n’est jamais loin de ceux qui s’engagent à le servir fidèlement : L’Esprit de Dieu rend ses serviteurs forts, aimants, réfléchis (2 Tm 1.7) ; et Dieu est assez puissant pour garder tout ce qu’il leur a confié jusqu’au jour du jugement (2 Tm 1.12). En fait, c’est Dieu qui fait réussir les entreprises (les ministères) dans lesquelles il engage ses ouvriers.

 

Il y a peu de temps, une infirmière missionnaire écrivait à l’un de ses amis : « J’espère que vous allez bien. Ici, je trouve chaque jour difficile. Mais le Seigneur est à mes côtés et c’est le principal ». Voilà la vérité missionnaire : chaque jour est difficile, mais l’on n’est pas seul à la peine.

 

C’est ce que dit Paul dans ses tout derniers mots : C’est le Seigneur qui m’a assisté et m’a donné la force nécessaire… Et j’ai été délivré ! (2 Tm 4.17)


J.-P.B.