Désaccords, querelles, conflits (2)1

 

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par Daniel BRESCH

 

 

 

Personne n’en disconvient, le sujet nous met en question. En effet, qui d’entre nous ne ressent pas un certain malaise lorsqu’on évoque ce problème ? Quelque part nous gardons tous le souvenir embarrassant d’une discussion mal terminée, d’une relation envenimée. Le malaise est tout à fait justifié si les choses se sont effectivement arrêtées là : la rupture après un dialogue de sourds, la méfiance après la déception.

 

Dans un autre sens le malaise n’a pas sa raison d’être s’il provient de l’idée – courante chez les chrétiens – que des conflits, ça ne doit pas exister chez eux. Ou si ça existe, il ne faut pas en parler, alors qu’ils encombrent tous les esprits et qu’on ne sait trop comment s’en dégager. Fausse honte ! En vérité cela vient d’une conception erronée de la paix dans l’Eglise appuyée sur la lecture facile de certains textes «  une même âme… une seule pensée ». Est-elle ordonnée par le silence, l’unanimité, l’uniformité ? Dans cette perspective tout désaccord est vraiment un problème, et tout conflit aboutit irrémédiablement à un échec. S’il doit y avoir une issue elle ne peut être que le retour dans le rang du fautif qui devra se repentir d’un préjudice forcément considéré comme moral. Qu’il soit bien compris que nous ne parlons pas ici des vraies fautes morales.

 

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L’unité, un travail

 

Or, que sont nos communautés, qu’est-ce que l’Eglise sinon le rassemblement d’hommes et de femmes, convertis certes, mais fort divers, se retrouvant côté à côte dans l’action ou l’adoration, se découvrant parfois face à face ? Nos assemblées seraient-elles des lieux où il n’y a jamais de frottement, ni désaccord, ni conflit ? Mais alors où s’exercerait le ministère de la réconciliation ? Quand travaillerait-on à l’unité ? Ce n’est pas à des anges que Jésus a demandé d’être ses témoins, mais aux êtres de chair et de sang que nous sommes.

 

Nous ne disons pas qu’il y a une vertu dans les affrontements, qu’en guerroyant on entretient la spiritualité. « Examinez toutes choses », dit l’apôtre. Une vie d’église tonique, équilibrée, dynamique implique la diversité et la complémentarité de tous ses membres avec leurs richesses et leurs limites. Des points de vue différents rendent la marche intéressante, favorisent l’enrichissement mutuel. Un désaccord n’est pas d’emblée une mise en cause fondamentale, et s’il y a conflit c’est l’occasion d’exercer nos responsabilités et d’apprendre la liberté de Dieu (voir Ep 4.1-3.Ph 3.15-16).

 

Il est certain que la réalité que nous vivons est plus complexe, car non seulement notre condition humaine limite notre être et notre faire, mais le péché les entache profondément. Raison de plus d’avoir recours à la réconciliation avec Dieu par Jésus-Christ, et avec mon frère, ma soeur par Jésus-Christ (2 Co 5.18-19 ; Ep 2.13-16). Les différences ne sont pas gommées, éclatées comme bulles de savon. Mais c’est l’orgueil, le soupçon, la convoitise qui sont renversés à la croix. Si nos conflits s’enlisent, dégénèrent, ne serait-ce pas parce que nous croyons à l’oeuvre de la croix… en paroles seulement ?

 

 

D’autres exemples bibliques

 

Dans notre précédent article, deux exemples de conflits entre des personnes ont retenu notre attention : Evodie et Syntyche (Ph 4.2-3) et Paul et Barnabas (Ac 15.36-40). Les Ecritures abordent aussi sans crispation des conflits de groupes. Trois exemples du Nouveau Testament nous intéressent aujourd’hui et nous suivrons les textes dans la ligne déjà mentionnée : Quelle est la nature du conflit ? Quelle est la voie de résolution indiquée ?

 

« Moi, je… nous, de… »

 

L’exemple de l’état d’esprit qui régnait dans l’Eglise de Corinthe nous est familier et nous avons raison de le réprouver (voir 1 Co 1.10-13 ; 3.1-5). Il est relativement facile de caractériser les causes et la nature de ces divisions désordonnées qui ont failli mettre parterre et la communauté des croyants et la cause de l’Evangile dans cette ville et sa région. Des questions de toutes sortes se sont posées touchant à la foi, au culte, à l’éthique, à la discipline en cas d’inconduite. Nous les évoquons sans entrer dans les détails car notre objet n’est pas de traiter le fond des litiges.

 

Ce que nous voulons souligner c’est ce que l’apôtre Paul devait mettre d’emblée en évidence. Le défaut fondamental qu’il dénonçait ne résidait pas dans la diversité, voire la multiplicité des problèmes – sans toutefois minimiser leur gravité – mais dans une approche faussée. L’apôtre ne niait pas les points de désaccord possibles. L’entente et l’unité auxquelles il exhortait nos frères corinthiens ne signifiaient pas le nivellement des consciences et l’acceptation d’une seule position, d’un seul langage, d’un seul geste. En revanche, il fustigeait ce lamentable esprit de parti issu d’affinités irraisonnées, de confiance – ou de méfiance – exclusive, de culte de la personne, toutes choses qui s’accompagnent tôt ou tard de déviations dangereuses. Malheureusement chacun était convaincu de détenir la vérité et de savoir la défendre.

 

Comment peut-on réfléchir, débattre, progresser lorsque des clans s’affrontent dans un tel climat de préjugés et de rivalités ? Nous n’avons pas le récit de la résolution de toutes ces situations conflictuelles, Ni un décret, ni les avertissements, ni les enseignements même apostoliques ne font disparaître à coup de baguette magique les tensions et les dissensions. Il faut aussi entrer dans une nouvelle démarche. Paul ne la développe pas sous l’angle pratique ou technique mais il en pose les fondements. A côté des arguments concernant les sujets brûlants nous pouvons discerner la mise en place de repères indispensables qui nous mènent sur la voie de la résolution des conflits,

 

Ainsi la référence à la sagesse divine n’est pas seulement un exposé théologique ou philosophique, mais dans son application pratique c’est un appel pressant à voir et faire les choses autrement. Ainsi la référence à la croix de Jésus-Christ où cette sagesse se révèle et prend sa source : il n y a « pas d’autre » chemin, pas d’autre puissance pour faire sauter les verrous de la mésentente et les murs de l’incompréhension. Apporter l’Evangile c’est annoncer et faire triompher cette paix. De même la référence, plus loin, à l’amour sans lequel notre savoir, notre vouloir et notre savoir-faire ne sont rien (voir 1.17 ; 2.2 ; 13.2). C’est à un examen de nous-mêmes que l’apôtre nous convie et nous encourage (11.28 et 2 Co 13.5). Peut-être nous prenons-nous beaucoup trop au sérieux, tout en nous trompant de problème (1 Co 3.16-18).

 

Les problèmes soulevés dans l’église de Corinthe étaient manifestement très importants aux plans doctrinal et moral, leurs enjeux avaient une portée générale. Mais pour pouvoir les traiter correctement l’apôtre visa d’abord les attitudes et la personne des chrétiens se trouvant en situation conflictuelle. Son premier objectif était éducatif, en d’autres termes de sanctification pratique, « l’homme spirituel » (2.12-14). Cette éducation ne se mesure pas en savoir mais en être. Plût à Dieu que sa fonction et ses effets soient surtout préventifs ! Hélas les situations exigent bien souvent des interventions curatives, grandes mangeuses de temps et de forces.

 

« Trop, c’est trop »

 

Le deuxième exemple de conflits dans un groupe nous vient de l’église de Jérusalem, dans ses toutes premières années d’existence. Les causes étaient apparemment plus terre à terre, relevant tout simplement de la vie en commun, quotidienne, Mais les enjeux n’en étaient pas moins considérables et les conséquences à court et à long terme n’allaient pas tarder à le révéler (voir Ac 6.1 -7).

 

La forte et rapide croissance de l’église avait entraîné l’intégration de gens, tous juifs mais issus d’horizons socio-culturels de plus en plus variés. On se connaissait, certes, mais la pluralité de langues ne facilitait pas la communication. On s’entraidait, sans doute, mais peut-être différemment suivant les coutumes d’origine. Alors, d’omissions en irrégularités, de frustrations en contestations, l’on glissa inévitablement vers une crise grave. Comment enrayer l’injustice ? Il était urgent de « gérer » le conflit en vue de sa résolution.

 

En premier lieu j’observe, à rencontre de nos habitudes prudentes et moralisatrices, que les « murmures » ne furent pas sanctionnés comme des offenses et les plaignants ne furent pas jugés comme des trublions. Puis on eut le courage de parler du conflit sur l’initiative et sous la conduite des plus hauts responsables. On prit le soin de définir le problème, de peser les responsabilités, de discerner les pièges : en l’occurrence, le souci social allait entraîner une surcharge et un déséquilibre préjudiciables pour tous.

 

Alors la voie était ouverte pour une prise de conscience commune et une redéfinition des priorités. La participation de tous fut sollicitée pour s’engager non dans un partage des tâches dilué mais dans une nouvelle structure liée à de nouvelles relations. L’élection, la prière auxquelles est associée toute l’église démontrent bien cette préoccupation. Pourquoi le récit souligne-t-il l’exigence des qualités de plénitude de foi, de sagesse et d’Esprit, pour une fonction essentiellement pratique et matérielle ? Pour accomplir des prodiges, impressionner par des signes ? Bien plutôt pour promouvoir le miracle de l’amour et de l’espérance dans un service éminemment relationnel. La clé de toute paix dans l’église et de tout progrès au-dehors se trouvait là. En conséquence le travail « social » appuyait d’autant mieux le travail « spirituel ».

 

D’un désaccord que l’on sait gérer peut sortir un accord créatif. Au départ les sept « diacres » n’étaient pas appelés à parler mais à faire. Le Seigneur les chargea de paroles à son heure, car c’étaient des hommes de la réconciliation.

 

Tout lâcher ?

 

Le livre des Actes des Apôtres fait longuement état d’une autre grande controverse qui toucha 15 à 20 ans plus tard, non plus une église mais l’ensemble du mouvement chrétien au Proche-Orient. C’est notre troisième exemple de réflexion sur les conflits et leur résolution. Cette fois-ci la polémique touchant aux fondements mêmes de la foi et à la raison d’être de l’annonce du salut en Jésus-Christ. Il fallait à tout prix se rencontrer et parler ; c’est la grande conférence ou Concile de Jérusalem qui constitue un tournant décisif dans l’histoire de l’expansion du christianisme (voir Ad 5.1-35).

 

Que s’était-il passé pour que se produise un tel séisme ? Qu’est-ce qui pouvait pousser des croyants en Jésus-Christ à s’opposer ainsi ? Les termes employés par Luc ne laissent aucun doute sur le caractère explosif de la situation (v. 2 et 7a). Sans entrer dans tous les détails du déclenchement de ce conflit nous résumons les causes du conflit en deux phases. La première, c’est l’émergence de faits nouveaux, à savoir la création de nouvelles églises où se côtoyaient juifs et païens convertis et baptisés. Curieusement ce développement s’étendit sur plusieurs années sans soulever de problèmes particuliers (11.19-24). La deuxième, c’est la montée d’une sorte de front inquiet de défendre la pureté de la communauté et du culte.

 

Les facteurs du conflit se mettent en place lorsque les tenants de cette mouvance s’organisent et agissent (v. 1-5). Le trouble est jeté par une distorsion de la question cruciale du salut : « Vous ne pouvez être sauvés si… » L’épître aux Galates (2.11-14) rapporte d’autres détails sur les procédés de dramatisation : on se réclame d’une autorité supérieure de bonne réputation, Jacques, principal ancien de l’église de Jérusalem, et on entraîne un autre dans un traquenard, Pierre, premier apôtre. Ainsi on érige des antagonismes de personnes : Paul contre Jacques, Pierre et Barnabas entre les deux. Les déclarations péremptoires : « II faut… » font éclater la crise.

 

La suite du récit nous livre de remarquables enseignements sur la démarche de résolution. Le but à atteindre était double : sauvegarder la pureté de l’Evangile et préserver la communion de l’église. Les enjeux étaient la vérité du salut par la foi et la solidarité dans l’amour. Au lieu de se camper dans la défensive on s’est rencontré et on a beaucoup parlé en conseil et en réunion plénière (v. 2, 4, 6, 7, 12, 22, 30). Les plus hauts responsables entraînés dans la mêlée ont apporté les clarifications indispensables (v. 7-11 ; 13.21). On a écouté les témoins de première ligne (v. 12).

 

Ainsi s’est dégagée la perception de l’essentiel exigeant une position claire et inébranlable : le salut par la seule grâce de Dieu par le moyen de la foi en Christ (v. 11 et Ga 2.15-16), et de son corollaire : l’Evangile de Jésus-Christ s’adresse à tous les hommes (v.14, 17). Ce double rappel était un engagement renouvelé à proclamer ce message et pas un autre. De même s’est dégagé le discernement du secondaire demandant ou admettant des concessions : les abstinences et la circoncision (v. 20-21 : 16.1-3).

 

Dans la démarche de résolution le rapport de Luc nous montre encore le soin particulier mis par les apôtres non seulement à bien conclure mais à bien communiquer les conclusions : une lettre fut rédigée (v. 22a, 23-29), mais surtout confiée à des messagers chargés de l’expliquer (v. 22-23, 30-32). Le ton fraternel, compréhensif, encourageant, respectueux ne devrait pas nous échapper (v. 23, 24, 27, 29). La cohésion de l’église est affermie par la cohérence de l’Evangile, la conscience ferme de la vérité ouvre la voie à une liberté de conduite nouvelle. Celui qui est libre sait vraiment aimer et apporter la réconciliation.

 

Jusqu’ici nous avons privilégié l’observation et la réflexion bibliques. Si l’Esprit de Jésus pouvait nous conduire à nous impliquer… Dans un troisième article nous tenterons une synthèse et soumettrons quelques pistes pratiques.

 

D.B.


NOTE

 

1. La première partie de cet exposé a paru dans le numéro précédent de Servir (5/93).