Paul aux chrétiens de Colosses (2°partie)

 

Célébrons donc la fête

 

 

Lectures : 1 Corinthiens 5.7-8 ; Matthieu 11.17-19

 

 Louange

 

par François-Jean Martin

 

 

 

Après avoir vu disparaître dans les décennies passées la notion de la fête, nous assistons à l’heure actuelle dans les églises, à un retour à la célébration, souligné par l’expression corporelle, la danse, les couleurs, le mouvement, de nouveaux styles musicaux. Mais nous risquons, sans réflexion de base sur l’anthropologie, sur l’ecclésiologie et sur la fête, de voir proliférer des célébrations spontanées pouvant verser dans des excès destructeurs ou frivoles aboutissant à un rejet de la fête. Il faut une réflexion de fond sur ce sujet.

Dans la première partie nous avons vu le caractère communautaire et pédagogique de la fête, ainsi que ses rapports avec le temps. Dans cette seconde partie, nous vous proposons de considérer les rapports entre la fête et l’histoire et la fête comme expression de foi.

 

1. La fête et l’histoire

 

La disparition de la fête a été la résultante d’une foule de facteurs accumulés. Ils comprennent l’industrialisation, la montée technologique, le positivisme et sa foi en la science toute puissante, le rationalisme. Tout cela aboutissait à un monde marqué par l’absence de Dieu. Le fait d’avoir éliminé Dieu comme réponse des sphères de la science, l’a éliminé de nos vies en général.

 

 

Nos fêtes religieuses ou séculières commémorent
des événements historiques primordiaux.

 

 

Or nos civilisations occidentales sont fondées sur des conceptions de religions monothéistes : judaïsme, christianisme. Ce sont là des religions historiques, fondées sur des événements historiques. Aussi ont-elles produit une mentalité qui prend très au sérieux les événements historiques et les possibilités que les hommes ont de faire l’Histoire (tout particulièrement le christianisme avec sa notion de la grâce et du pardon qui délivrent de la fatalité.

 

Le rappel et l’appropriation de ces fondements se faisaient grâce aux fêtes. En effet, en Occident nos fêtes religieuses ou séculières commémorent des événements historiques primordiaux. L’absence de la notion de Dieu fausse la compréhension de l’ensemble. Nous coupant de l’aspect cosmique, elle laisse l’histoire suspendue sur nos têtes, mais sans lien avec le cosmos. Elle devient alors incompréhensible, un colosse aux pieds d’argile.

 

Par contrecoup, c’est aussi le cas des fêtes qui perdent ainsi leur sens (le signifié) et ne gardent que l’expression (le signifiant) qui s’appauvrit peu à peu. Elles deviennent ainsi des structures sans âme, condamnées à l’avance. Au retour du hasard comme seule perspective historique, à celui de la fatalité comme maître de jeu pour le déroulement des événements, s’ajoute le poids croissant du péché. En effet, il faut se rendre compte que l’histoire porte en soi sa charge de culpabilité et de refoulement. Sans la grâce ce poids est trop élevé, aussi trouve-t-on que la conscience historique est trop culpabilisante.

 

Au XIXe siècle les courants rationalistes étaient heureux de devenir propriétaires de l’histoire de l’humanité en se débarrassant de Dieu. Maintenant que les hommes en « ont » la charge (à leurs yeux !), ils aimeraient aussi se débarrasser de l’histoire. Le poids de l’histoire empêcherait de vivre le présent et de construire l’avenir. Elle serait un frein au progrès. Que dit l’Eglise face à ces questions ? Que vit-elle ?

 

Reconnaissons que régulièrement dans l’histoire de l’Eglise, des chrétiens de nom ou réels se sont fixés sur le passé, sur la tradition, de telle façon qu’ils faisaient du christianisme une religion du passé, un refus du progrès. Trop souvent au nom d’un âge d’or, de l’idée romantique du paradis perdu s’est-on tourné vers le passé, aveugles au présent, refusant l’avenir. On a même vu pire. L’Eglise n’a-t-elle pas parfois souscrit à des guerres, à des exploitations, à des abominations au nom de conséquences de l’histoire passée (justifiée ou non !) de tel peuple ou de telle race ?

 

Cette conception nous interpelle tout spécialement, car nous avons tendance, face à tout problème, à toute question, à rechercher dans les Actes ce que faisait l’Eglise des premiers temps et à l’appliquer à la lettre. Une telle réaction suppose une conception de l’Eglise primitive comme un âge d’or qu’il nous faut restaurer. Or, la Parole montre bien qu’on était loin d’un âge d’or, nous n’avons rien à restaurer, la seule Eglise parfaite est celle à venir, la Jérusalem céleste.

 

C’est vers elle que nous marchons comme nos frères et soeurs de l’Eglise primitive. Eux et nous, avons été appelés à être fidèles au Seigneur, appliquant les principes de vie (que nous trouvons effectivement en Actes et dans le reste de la Bible) au contexte qui est celui de chacun. Un chrétien ne vit pas dans le passé. (Ecclésiaste 7.10 dit : « Ne dis pas : d’où vient que les jours d’autrefois étaient meilleurs que ceux-ci ? Car ta question ne proviendrait pas de la sagesse. ») Au contraire, recréant celui-ci, il est homme et femme du présent, un présent qu’il ne craint point, car il s’inscrit dans une histoire conduite par Dieu, car il n’y est pas seul, mais accompagné de Dieu lui-même.

 

 

Nos fêtes sont les arrhes de la fête céleste des noces de l’Agneau.

 

 

Cette conception m’interroge encore devant le silence de nos églises face à l’apartheid en Afrique du Sud, devant les exactions du régime politique qui gouverne Israël. Il n’existe pas de malédiction biblique sur aucune race et si elle avait existé, elle aurait disparu en Christ qui ne fait acception de personne. Il n’y a rien qui puisse justifier la violence d’un état contre un peuple et nous soutenons que les droits de l’homme sont bibliques, sinon relisez la loi dans le Pentateuque, et notre amour pour le peuple élu de l’Ancienne Alliance ne peut et ne doit nous rendre aveugles, c’est même une nécessité pour le salut d’Israël.

 

Certains se diront : mais nous sommes bien loin des fêtes. Non, loin de là ! Nous sommes au coeur du sens des fêtes. En effet, elles proclament bien haut le sens et la valeur de l’histoire. Une histoire que nos fêtes rappellent, sur laquelle elles proclament la souveraineté de Dieu, dont elles ponctuent le temps « jusqu’à ce que Jésus vienne ». Elles sont les arrhes de cette fête céleste des noces de l’Agneau qui réunira des hommes et des femmes de toute race (noirs et blancs), de tout peuple et de toute tribu (Palestiniens et Israéliens).

 

Ainsi, si l’on immole l’histoire, on ampute l’homme de sa mémoire comme si l’homme pouvait tout effacer et recommencer à zéro, parce que le scénario historique lui déplaît. Cela rappelle le comportement d’enfants qui jouent, en s’écriant quand la tournure des événements leur déplaît : « Ça ne vaut plus, on recommence ! » Face à cette attitude, il y a une réponse chrétienne qui met Dieu au centre, un Dieu qui par grâce ôte la culpabilité et permet de donner un sens à l’histoire, un but. Un Dieu qui permet de s’approprier du passé d’une manière festive, de façon à accepter ce passé sans qu’il nous lie, de pouvoir regarder l’histoire non comme une prison à laquelle échapper ou un chef-d’oeuvre fragile à conserver, mais comme une dimension de la réalité.

 

L’histoire a un début et une fin, nous aurions dit un alpha et un oméga, et n’est pas cyclique. Nous nous inscrivons dans cette histoire, dans celle des alliances et précisément dans celle de l’Eglise qui marche vers une fête céleste, celle des noces et qui pendant ce temps de fiançailles, fête avec joie les moments importants (la naissance, la croix et la résurrection, le don de l’Esprit). La fête est une mémoire vivante, un témoignage communautaire vécu, la mémoire du peuple choisi. C’est pourquoi nous ne rejetons pas le passé au nom d’un présent ou d’un avenir. Mais en Christ assumant le temps, nous devenons des hommes adultes accomplis. C’est là le but de Dieu pour nous (Ep 5.13-14 : « Des hommes faits » ; 1 Co 16.13 : « Soyez des hommes »).

 

Ce rejet du passé peut aussi se faire au nom du présent, peut aussi aboutir à l’absolutisation de l’instant présent ; de l’ici et du maintenant, elle aboutit souvent à une perte du sens (le signifié) au profit de l’expression (le signifiant) et donc à la disparition de mémoire, de perspective, du pourquoi. Elle peut se traduire par une disparition de l’espérance, de la révolte, une acceptation du monde tel qu’il est.

 

Le christianisme a pourtant la réponse à ces problèmes. Il a foi en la transformation de l’homme et de sa société par l’oeuvre du Christ. Il croit qu’en Jésus s’opère une vraie révolution, un changement de mentalité, une métanoia. Il croit qu’en Christ existe un « autrefois » et un « maintenant ». Et il veut le vivre pour l’ensemble de la société. Pour cela il faut une Eglise qui ne vive pas dans un âge d’or passé, qui ne refuse pas le présent et qui ne tremble pas devant l’avenir. Bref, il faut une Eglise qui vit le témoignage d’une Eglise fondée sur le Christ et sa doctrine.

 

 

L’Eglise doit prouver par sa vie que Dieu n’est pas mort.

 

 

L’Eglise doit prouver par sa vie que Dieu n’est pas mort. Elle doit montrer qu’elle a la capacité de vivre à la fois dans l’histoire et dans l’éternité et d’affirmer toutes les dimensions de la temporalité comme autant d’amies. Les fêtes offrent à l’Eglise l’occasion idéale non seulement de publier sa foi mais encore de la vivre, d’aimer non seulement en paroles mais en actes et en vérité. En essayant de traduire ce que nous avons mis en évidence dans la fête, l’Eglise a l’occasion de rétablir l’homme dans sa vraie relation au temps, à l’histoire, à l’éternité. Dans notre région, les fêtes sont des occasions favorables pour que nos prochains acceptent de franchir le seuil de nos maisons, de nos lieux de culte. Dieu a créé les fêtes (voir la Loi dans le Pentateuque) et nous ne les vivrions pas !

 

 

La fête montre la réalité de l’espérance par la puissance des symboles qui l’habitent.

 

 

Pour conclure cette partie, j’aimerais souligner que la fête chrétienne n’est jamais une fin en soi. Elle manifeste notre joie à propos de quelque chose, d’un événement qui a une place dans l’histoire humaine. Dans une fête chrétienne le signifié doit être présent de façon visible et claire, nous plaçant dans une perspective divine d’éternité. L’histoire n’est plus cachée par elle-même, comme l’arbre qui cache la forêt, le milieu transcendant donne un sens à l’histoire. Ainsi, périodiquement la fête nous rappelle que nous sommes complètement immergés dans l’histoire, mais que celle-ci s’inscrit, elle aussi, dans autre chose et que l’ensemble est entre les mains de Dieu. Qu’aurai-je donc à craindre ?

 

 

2. La fête : expression de la foi

 

BlésLa fête est par excellence une expression du sacré. La plupart des grandes fêtes sont religieuses. Elles font appel à la foi du peuple. Bien que nos sociétés se soient sécularisées et que les fêtes religieuses n’aient pas été remplacées par des fêtes laïques, nous sommes toujours des êtres de fêtes et de rites. Si les fêtes qui existent encore sont devenues si tristes, c’est qu’il y a un décalage évident entre la raison d’être de la fête (le signifié) et la façon dont c’est exprimé et traduit lors de la fête (le signifiant). Ce décalage peut aller jusqu’à l’oubli du signifié et faute d’être remplacé par une nouvelle raison de fêter, le signifiant s’appauvrit et finit par apparaître comme une coquille vide.

 

La perte de notre capacité de fête et de fantaisie a aussi un profond sens spirituel. L’homme spirituel est quelqu’un qui saisit sa propre vie à l’intérieur d’un cadre historique et cosmique plus vaste. Célébrer suppose un ensemble de souvenirs communs, d’espoirs collectifs, une unité minimum d’intérêts, un langage commun, un signifié compréhensible d’une majorité. La déchristianisation de notre société est telle que tout ce que nous venons de souligner n’existe plus chez la majorité ; cela est aussi visible pour les fêtes liées aux deux guerres mondiales qui laissent notre jeunesse sans réaction.

 

Des enquêtes récentes sur Noël laissent déjà rêveurs, par le peu de jeunes et d’enfants capables d’en donner le sens. On peut s’interroger alors sur ce que seraient les résultats au sujet de Pâques, de Pentecôte et de l’Ascension ? La perte du signifié a vidé de son contenu la fête ; en perdant sa vitalité sans être remplacée par d’autres signifiés, nous avons perdu notre place dans l’histoire, notre contrat avec nos antécédents. Nous sommes alors des hommes déformés sans conscience d’une norme et d’une destinée, des hommes réduits. La perte est personnelle, sociale et spirituelle. La responsabilité de l’Eglise à redonner un sens aux fêtes, donc à la vie, est d’autant plus grande.

 

La fête nous permet d’entrevoir des zones spirituellement riches que nous avons ignorées jusqu’à présent. En soi, l’expérience de la fête est certainement une expérience troublante, car elle ouvre des perspectives que nous ne soupçonnions pas ou que nous craignions. Elle fait apparaître la vie sous un autre jour. Ce que nous pensions être le tout de la vie, n’est en fait qu’une partie de la vie. Celle-ci ne se réduit pas au quotidien. Nos relations sociales ne s’épuisent pas dans les rencontres courantes, celles des connaissances, du commerce, du travail, de l’amitié et même de l’amour. La fête nous révèle autre chose, une vie plus pleine et plus fébrile, plus communautaire, plus joyeuse. Contre la grisaille des jours, elle appelle à une joie réelle.

 

La fête montre la réalité de l’espérance, par la puissance des symboles qui l’habitent. Elle permet que nous ne prenions trop au sérieux ni nous-mêmes, ni notre rôle, ni nos tâches en ayant l’illusion que tout dépend de nous. Elle nous rappelle que nous risquons de nous perdre dans la jouissance des choses comme si elles pouvaient suffire à combler le coeur humain. Ainsi, par sa liberté et le mépris du légalisme, de la richesse, du rationalisme, la fête démasque cette prétention faussement divine des idoles de ce monde et met en exergue par ses symboles l’essentiel : la relation à Dieu et aux autres (Luc 12.13-34).

 

On pourrait dire que la fête peut être le lieu d’une possible expérience de Dieu et de la réalité du corps de Christ : l’Eglise. La fête mène au pays de la paix, de la joie, de la communion, de la plénitude, donc au pays de Dieu. Cependant, nous reconnaissons que la fête est ambiguë. Elle peut contenir le Diable autant que Dieu. En effet, elle peut aussi engendrer l’aliénation, se présenter comme une idole. Elle peut devenir un but en elle-même, surtout par la perte ou le détournement de son signifié.

 

Quand la joie de la fête tourne à l’orgie, à la déraison, au désordre, à la dégradation de l’être humain, à la débauche, elle a perdu son sens. Ce qui dégrade, abaisse ou caricature l’être humain, ne peut être célébration de Dieu, fête. C’est pourquoi, face à de telles contrefaçons de la fête, les chrétiens sont restés réservés à son égard. Mais la fête chrétienne est de l’ordre de la gratuité, de la grâce. Elle rappelle par ses symboles, des réalités sur lesquelles repose la foi. Elle met en valeur l’humanité réconciliée avec Dieu et avec elle-même.

 

 

Le culte, la fête, doivent être des démonstrations de ce que nous vivons.

 

 

Pour fêter, il faut une certaine unanimité. Il faut un langage commun, un répertoire de chants, des jeux communs, des leaders aimés, des rites et des symboles acceptés par tous. Pour être plénitude, la fête suppose qu’on prenne la vie à pleines mains, qu’on ait des projets, des défis, des travaux communs, une histoire personnelle et collective.

 

 

Conclusion

 

A la fin de cet article, on peut se poser quelques questions sur ce que nous soulignions dans le dernier paragraphe. La fête peut être dangereuse et Dieu nous met en garde en Esaïe (1.11-20), en Colossiens (2.16-23) et en Galates (4.8-10). On doit reconnaître qu’il y a danger, danger de déviation, danger d’accident. Esaïe nous avertit de ne pas rendre un culte, de ne pas fêter Dieu si cela n’est pas la réalité de nos vies, de nos coeurs. Les aspects extérieurs, le culte, la fête doivent être une démonstration de ce que nous vivons, le trop-plein de nos coeurs.

 

La fête peut être un instrument remarquable pour la vie communautaire, pour l’évangélisation, pour notre compréhension de Dieu, de l’Eglise et de nous-mêmes. A nous Eglise, à savoir l’utiliser et la contrôler. La fête a été faite pour nous et non pas nous pour elle ! C’est ce que proclame le verset mis en exergue de cet article (1 Co 5.7-8) : « Célébrons donc la fête en communauté, mais pas de n’importe quelle façon. »

 

F.-J.M.