Etre protestant évangélique1

CHAPELLE DE LA PELISSERIE À GENÈVE AVANT 1886

 

Par Jean-Paul Rempp

 

 

 

Le protestantisme évangélique, longtemps délaissé des historiens européens, fait désormais l ’objet de nombreuses recherches. L’évolution est telle qu’aussi bien l’Église catholique que le Conseil oecuménique des Églises (COE) recherchent à présent le contact avec les évangéliques. On parle désormais d’eux comme de la « troisième force » du christianisme, avec le taux annuel de croissance le plus élevé : 1,83 % par an. Lors du colloque du « Groupe de Sociologie des Religions et de la Laïcité », à Paris en 2002, l’estimation mondiale donnée a été de 200 millions d’évangéliques « classiques », et de 350 millions de pentecôtistes et charismatiques, soit un total de 550 millions d’évangéliques.

La France n’échappe pas à ce phénomène : les évangéliques ne représentaient en 1900 que 13 % du protestantisme. Ils en constituent aujourd’hui un bon tiers, voire davantage ; ils forment les trois quarts des pratiquants au sein du protestantisme français. Vers 1945, on comptait sans doute moins de 50 000 évangéliques. En un peu plus de cinquante ans, leurs effectifs ont été multipliés par sept et leurs réseaux se sont densifiés. Depuis 1970, plus de 1300Églises locales ont été implantées en France. Dans une évaluation de 20082,  leur nombre s’élève à 2 220, dont 1 984 en métropole. « Par comparaison, les luthéro-réformés totalisent au mieux 1 564 Églises. »3

 

 

L’appellation « évangélique »

 

La complexité de l’utilisation de ce qualificatif dans notre pays n’intervient réellement (en dehors de l’Alsace) qu’à partir du XVIIIe siècle, période à partir de laquelle deux sens nouveaux vont commencer à se chevaucher…

Le premier sens fait essentiellement référence à l’allemand evangelisch qui désigne généralement l’appartenance (souvent purement sociologique) aux Églises protestantes officielles multitudinistes. Ce sens, simple équivalent de « protestant », subsiste, mais il est dominé, marginalisé par le deuxième sens. En France, aujourd’hui, ceux qui se reconnaissent évangéliques, en référence au terme anglo-saxon evangelical, appartiennent à un courant très « typé » du protestantisme dont se réclament l’ensemble des Églises de professants, les Églises évangéliques non professantes, comme par exemple les Églises réformées évangéliques indépendantes (EREI), mais aussi une frange importante de chrétiens appartenant aux Églises de la Réforme (réformés, luthériens, anglicans).

On peut discerner dans toute confession de foi d’une Église évangélique trois niveaux de convictions énoncées : celles spécifiques à l’ensemble du christianisme, au protestantisme en général et à l ’évangélisme en particulier. Concrètement, cela signifie qu’un évangélique est un chrétien protestant évangélique.

 

 

Le protestant évangélique : d’abord un chrétien

 

John STOTT ne craint pas d’affirmer : « la foi évangélique n’est pas une innovation récente. Nous n’enseignons pas des choses nouvelles, écrivit Luther, mais nous répétons et réaffirmons les vérités anciennes, celles que les apôtres et les docteurs pieux ont enseignées avant nous… C’est le véritable christianisme d’autrefois…, c’est le courant principal du christianisme… les chrétiens évangéliques n’ont aucune peine à réciter le Symbole des Apôtres et celui de Nicée… sans aucune réserve mentale. »4

Ainsi les évangéliques adhèrent-ils très fermement à « l’orthodoxie trinitaire et christologique des premiers siècles… [confessant] avec… énergie la foi de Nicée et de Chalcédoine, l’humanité et la divinité absolue du Christ consubstantiel au Père »5; même profession de foi concernant la naissance virginale de Jésus, la réalité du monde surnaturel et des miracles, l’Église en tant que Corps de Christ, la résurrection des morts et le jugement dernier.

 

Les évangéliques sont des chrétiens qui partagent, avec tous ceux qui se réclament du christianisme, la foi dans les doctrines bibliques essentielles, exprimée dans les premiers credo de l’Église.

 

 

Le protestant évangélique : un protestant conséquent

 

D’après Henry MOTTU, professeur de théologie pratique à Genève, « on ne peut plus opposer les Église dites “historiques” à une multiplicité de dissidences, mais il faut parler du dialogue entre Églises réelles, dont les racines remontent… à la Réforme elle-même. Je pense ici en particulier aux baptistes zurichois, aux mennonites, etc. Toutes ces tentatives de réforme… à l’intérieur de la Réforme ont pour origine un même lien, à savoir la redécouverte de la Parole vivante des Écritures, seule autorité sur l’Église et sur le monde. »6

SOLA
SCRIPTURA,
SOLA
GRATIA,
SOLA FIDE

Les évangéliques ont bien été aussi à l’école des Réformateurs. Comme eux, ils professent la souveraineté de Dieu, la révélation contenue dans l’Écriture seule, la corruption de l’homme « né dans le péché » et incapable par lui-même d’aucun bien, l’importance absolument centrale de « l’expiation substitutive du Christ », c’est-à-dire de la mort du Christ sur la croix à la place du croyant, le salut par grâce reçu par le moyen de la foi. Les évangéliques ont repris les trois mots d’ordre des Réformateurs : sola scriptura, sola gratia, sola fide en les opposant à la fois au libéralisme (qui place la raison au-dessus de la Bible) et aux sectes (pour qui l’Écriture doit être complétée par une autre révélation), au catholicisme (qui associe les oeuvres à la grâce divine) et au barthisme (qui souligne la grâce divine efficace pour le salut de toute l’humanité).7 Ils reçoivent la Bible comme « l’unique règle de vérité en matière de foi et de vie ».8 On n’est donc pas surpris qu’ils « maintiennent une position critique vis-à-vis de toute hiérarchie ecclésiastique ou médiation humaine qui s’interposerait et limiterait l’accès direct du croyant à Dieu ou qui tenterait d’altérer l’autorité de la Bible. »9

 

Ainsi il existe bien une continuité entre la Réforme du XVIe siècle et le Mouvement évangélique du XXIe siècle. En France, où les évangéliques sont fréquemment confrontés à une forme de « confiscation de l’héritage protestant » par certains, « ce n’est pas être polémique, commente Stéphane Lauzet, que d’évoquer la confusion courante entre protestant et réformé, alors qu’il faudrait parler du protestantisme réformé, une des composantes, mais non la seule, du protestantisme. »10

 

 

Le protestant évangélique: sa spécificité

 

Le puritanisme, puis le réveil piétiste du XVIIe siècle et les réveils des XVIIIe et XIXe siècles ont contribué, au fil de l’histoire, à façonner l’évangélisme. À la fin du XIXe siècle, plusieurs théologiens ont rappelé ce qui était à leurs yeux les « fondements » de la foi (Fundamentals) : l’inerrance biblique, la naissance virginale, l’expiation, le pouvoir miraculeux de Jésus et sa résurrection. Ces théologiens eurent un rayonnement considérable. Ils favorisèrent l’émergence de la vague des « nouveaux évangéliques ». À ces diverses influences s’ajoutent la naissance du pentecôtisme au début du XXe siècle et toute l’extension qui en a découlé ainsi que l’apport charismatique des années 1970.

 

Les mouvements de Réveil qui surgirent, en réaction au formalisme et à la théologie libérale, ont largement revalorisé certains aspects bibliques : la nécessité d’une foi personnelle vivante, d’une marche chrétienne dans l’obéissance et la sanctification au quotidien, l’urgence de l’évangélisation et de la mission jusqu’aux extrémités de la terre, le développement d’une action sociale à tous les niveaux, et l’attente du retour imminent du Christ en personne.

 

L’historien britannique David BEBBINGTON propose quatre critères pour décrire l’identité particulière de l’évangélisme actuel : « La composante évangélique du protestantisme combine l’accent sur la conversion (changement de vie sous l’effet de la foi chrétienne), le biblicisme (la Bible lue comme parole de Dieu)11, le crucicentrisme (rôle majeur de l’expiation à la croix, le fils de Dieu acceptant de mourir pour les péchés du monde avant de ressusciter) et le militantisme (engagement et témoignage dans le cadre d’Églises de professants dont on est membre après profession de foi). »12Christopher SINCLAIR présente, pour sa part, l’évangélisme en termes d’un « protestantisme orthodoxe, piétiste et congrégationaliste. »13

 

Vu l’extrême diversité de l’évangélisme contemporain – certains ont parlé d’une grande mosaïque – sa convergence sur les points fondamentaux est d’autant plus significative. S’il existe des différences notables entre évangéliques sur des doctrines secondaires, les documents les plus représentatifs et les plus connus de l’évangélisme : la déclaration de l’Alliance évangélique14, la Déclaration de Lausanne et le Manifeste de Manille issus des congrès mondiaux évangéliques de 1974 et de 1989, attestent de la profonde unité théologique des évangéliques. Elle résulte d’une réelle unité spirituelle avec tous ceux qui ont fait la même expérience fondamentale que la Bible appelle « nouvelle naissance ». C’est cette unité spirituelle qui permet des actions communes, efficaces sur le terrain, tant au niveau de l’évangélisation et de la mission que de l’action sociale et d’un engagement éthique conséquent. Elle est au coeur de la spécificité évangélique.

 

J-P.R.

 


NOTES

 

1. Pour rédiger cet article, nous nous sommes à plusieurs reprises inspiré de la brochure : Regard sur le protestantisme évangélique en France, Conversations évangéliques-catholique, Documents Episcopat (Paris, Secrétariat Général de la Conférence des Evêques de France), n° 8 / 2006, 47 p., dont nous sommes l’un des principaux rédacteurs. Nous y renvoyons donc pour approfondissement.

2.
Daniel LIECHTI, Annuaire de la Fédération Évangélique de France 2009 (Dozulé : Barnabas, 2009).

 

3. Stéphane LAUZET, Le paysage évangélique en France, p. 2. Paru dans IDEA, le bulletin d’information de l’Alliance évangélique française (AEF).

 

4. John STOTT, La foi évangélique, Un défi pour l’unité, (Valence : Ligne pour la lecture de la Bible, 2000), 163 p., pp. 14-15.

 

5. Henri BLOCHER, La théologie des chrétiens évangéliques : esquisse d’une physionomie, Unité des chrétiens n° 55, juillet 1984, p. 5.
 

6. Henry MOTTU, En guise de postface : Perspectives d’avenir, Hokhma n° 60, 1995, pp. 105-110.

 

7. Alfred KUEN, Qui sont les évangéliques ? (Suite) Unité des évangéliques, Ichthus n° 130, mai-juin 1985, p. 5.

 

8. Cela ne signifie nullement que tout texte biblique doit être interprété de manière littérale stricte. Voir par exemple Alfred KUEN, Comment interpréter la Bible (Saint-Légier, Suisse : Emmaüs, 1991), 321 p.

 

9. Ce que croient les évangéliques, Petit lexique à usage des journalistes et des décideurs [3], édité par la FEF, p. 1.

 

10. Le paysage évangélique…, art. cit., p. 4. SOLA SCRIPTURA, SOLA GRATIA, SOLA FIDE
 

11. Le principe de l’autorité de la Bible se veut respectueux du texte biblique qui est considéré comme entièrement digne de foi. Convaincus de l’unité foncière de la pensée biblique, les évangéliques affirment l’harmonie et la cohérence de l’Écriture et croient que celle-ci est ellemême sa meilleure interprète.

 

12. Cité in Sébastien FATH, Le protestantisme évangélique : la planète pour paroisse ?, Revue des Deux Mondes n° 6, juin 1999.


13. Christopher SINCLAIR, Introduction : définition et historique, in Christopher SINCLAIR (dir.), Actualité du protestantisme évangélique, (Strasbourg : Presses Universitaires, 2001), 180 p., p. 16.


14. Association internationale et interdénominationnelle fondée en 1846.