Par REYNALD KOZYCK

 

 Nées au début du XIXe siècle en Angleterre et en Suisse, les Assemblées de Frères ont assez vite atteint les cinq continents1. David BEBBINGTON, fin connaisseur de l’histoire évangélique internationale écrit : « Ce mouvement des Frères a été une branche vigoureuse du courant évangélique qui s’est répandu sur tout le globe »2. En France, avec une centaine d’Assemblées, les CAEF sont directement héritières de ce courant. Elles sont devenues ces dernières années l’une des cinq principales unions évangéliques françaises sur les 43 significatives3.

 

 

Réforme et Réveils

 

Comme pour la plupart des évangéliques, les racines des Assemblées de Frères remontent aux Réformes du XVIe et aux Réveils du XVIIIe avec un accent particulier sur le retour au modèle néo-testamentaire. Les Assemblées de Frères retiennent notamment de la Réforme protestante : l’attachement à la Bible, l’importance de sa mise en pratique, une insistance sur le salut gratuit sans les oeuvres, une méfiance des grandes institutions qui chercheraient à contrôler les Églises… De la Réforme radicale (ou Anabaptisme), elles retiennent l’accent mis sur l’engagement personnel, professé notamment dans le baptême des croyants, une certaine distance d’avec les gouvernements.

 

Avec la crise des Lumières, une partie du protestantisme s’enlise dans le rationalisme et une autre entre dans un renouveau « évangélique », d’abord avec le « piétisme » allemand fin XVIIe (SPENER, FRANCKE, ZINZENDORF…) puis avec les Réveils anglo-saxons (WESLEY, WHITEFIELD, Jonathan EDWARDS…). De ces Réveils, les Frères retiennent l’appel à marcher dans la consécration et la sainteté, une lecture plus attentive de la Bible, le rôle central de la croix, la nécessité d’être un témoin de l’Évangile…

 

 

La première Assemblée suisse

 

Il est notoire que la première Assemblée née à Genève en 1817 est revendiquée comme étant à la fois la première Église libre et la première Assemblée de Frères de ce pays4. Elle a été le lieu principal du démarrage du fameux Réveil de Genève5.

 

Dans un contexte très rationaliste, plusieurs étudiants en théologie de la faculté de Genève découvrent une nouvelle lecture de la Bible par un Écossais de passage, Robert Haldane. Ils expérimentent une profonde conversion, et par là même, les grands principes qui ont caractérisé les Réveils précédents, allemands et anglais. Après une rupture douloureuse d’avec l’Église officielle, en 1817, pour la première fois, dix personnes (dont MÉJANEL, MALAN, PYT…) se réunissent pour prendre la cène. En 1819, deux pasteurs sont nommés officiellement : GUERS et GONTHIER. De cette Église, plusieurs missionnaires sillonnent d’abord la Suisse, puis la France. Ils ne cherchent pas à créer une nouvelle dénomination : Henri PYT s’implique essentiellement dans le Baptisme français, Frédéric MONOD dans la création des Églises libres françaises, Félix NEFF dans les Églises réformées de l’Isère et des Hautes-Alpes…

 

 

Les Frères de Plymouth

 

Dans un premier temps, sans lien avec la Suisse, de jeunes chrétiens assez cultivés se retrouvent pour étudier la Bible et la vivre plus intensément, à Dublin vers 1825 et, presque indépendamment, un peu plus tard, à Plymouth, Bristol et Barnstaple en Grande-Bretagne6. Ils osent partager en toute liberté la cène. L’étude des prophéties bibliques prend une place importante dans un contexte de peurs liées notamment aux conséquences de la Révolution française et des guerres napoléoniennes. On y parle déjà de la restauration d’Israël et, évidemment, de se préparer au retour de Jésus-Christ. Ils proviennent d’Églises différentes et veulent manifester l’unité des enfants de Dieu. Leur compréhension du sacerdoce universel les amène à rejeter la distinction « clergé-laïc ». Parmi les pionniers, on trouve Anthony N. GROVES, John G. BELLET, Edward CRONIN, John PARNELL (qui devient ensuite Lord CONGLETON), Henry CRAIK, Georges MULLER…    GEORGES MULLER

En 1825, GROVES, dentiste et futur missionnaire, publie un modeste pamphlet sous le nom Christian Devotedness. Il remet en question le système implicite de castes sociales dans la société anglaise, admises même dans les milieux évangéliques. Il insiste sur la recherche des trésors célestes. Groves met en pratique ce qu’il écrit en donnant une grande part de ses revenus à l’oeuvre de Dieu. Il formule des principes missiologiques qui seront repris par George MULLER, Hudson TAYLOR…7

 

Henry CRAIK se convertit en 1828 et devient tuteur des enfants de la famille GROVES, MULLER épouse une soeur de GROVES. En 1831, CRAIK et MULLER démarrent un groupe à Bristol qui atteindra en quelques années les 1000 membres. MULLER, homme de foi exceptionnel, sera à l’origine des célèbres orphelinats de cette ville. 

 

A Plymouth, des leaders comme Benjamin NEWTON et Samuel PRIDEAUX TREGELLES8 aidés ponctuellement par John Nelson DARBY, conduisent l’une des assemblées les plus rayonnantes. En 1832, le périodique Christian Witness y est créé, faisant connaître cette Assemblée et le réseau qui commence à se tisser. D’où le nom « Frères de Plymouth ».

 

John Nelson DARBY, de son côté, renonce à une carrière juridique pour devenir pasteur dans l’Église anglicane en Irlande vers 1826. L’année suivante, il fait connaissance avec le groupe de Dublin avec lequel il sympathise. Il rompt avec l’Église anglicane 10 ans après. Les capacités impressionnantes de DARBY lui ouvriront de nombreuses portes dans ces nouvelles et informelles assemblées de Frères. Par ses voyages incessants, il deviendra l’un des principaux ambassadeurs de ces Églises dans les Iles britanniques, en Suisse, en France… Mais, dans plusieurs domaines, ses positions provoqueront une forte contestation, notamment sur sa conception de l’apostasie de la chrétienté ou le baptême des enfants… Par la sévérité d’exclusions qu’il avait prononcées dans les années 1840, le mouvement des Frères aboutira à sa plus grande division en 1848. Une aile « exclusive » suivra les positions de DARBY, et les autres suivront l’approche plus « ouverte » de MULLER, CRAIK, CHAPMANN…

 

Malgré ces tensions, les Églises se développeront et l’élan missionnaire, à la suite de GROVES, se déploiera dans de nombreuses nations. En Grande- Bretagne, le Réveil de 1859 bénéficiera à l’ensemble des évangéliques et permit une croissance forte des Assemblées de Frères.

 

 

Retour en Suisse

 

Nombre d’Églises dissidentes se développent à cause du zèle de l’Église de Bourg-du-Four, mais aussi des exclusions prononcées par l’Église officielle à l’égard de ceux qui sont trop favorables au Réveil. Un grand nombre de ces Églises rejoint le courant « Frères » vers 1840 sous l’impulsion notamment des visites de John DARBY et par l’influence de la littérature des premières Assemblées britanniques. Mais dès 1842, l’Assemblée de Genève, et quelques autres par la suite, rompt avec DARBY pour les mêmes motifs que lors de la division en Grande- Bretagne. De ces bouleversements, trois courants émergent :

 

• l’Union des Églises libres créée en 1849 ;

 

• Un courant d’Assemblées dites « darbystes » ;

 

• Un courant d’Assemblées dites de « Frères larges »9.

 

Ce dernier regroupement sera le plus proche des Open Brethren en Grande- Bretagne et contribuera, parfois avec des missionnaires britanniques, à la création de nouvelles Assemblées dans le monde. Il sera notamment à l’origine de la création de celles de Roumanie (1899), de l’Église évangélique du Laos (1902)… et aussi d’assemblées en France.

 

 

En France

 

Darby est très actif en France dès 1837. Après la division de 1848, il entraîne toutes les Assemblées dans sa vision plus étroite. Elles prospèrent vers le milieu du XIXè au grand dam de l’Église réformée d’où provient une partie de leur membres. En 1880, on parle de 146 Assemblées « exclusives » en France10.

JOHN NELSON DARBY

Le courant « Frères larges » fait une apparition très timide en région parisienne vers 1850 à Vitry avec la famille BIELER. En 1897, la revue des Assemblées de Frères (larges) de Suisse romande, Semailles et Moisson, en recense simplement quatre en France : Paris, Die-en-Drôme, Vallauris et Cannes11.

 

Parmi les pionniers qui démarrent ces Assemblées larges, mentionnons des missionnaires suisses comme Fritz WIDMER et Henri CONTESSE dans le pays de Montbéliard en 1897 ; des colporteurs venus d’Italie, eux-mêmes marqués par le courant Frères, qui seront très actifs à Vallauris, Cannes, Antibes… ainsi qu’un missionnaire anglais travaillant parmi les Italiens, N. NEWBERRY, à l’origine de l’Église à Nice.

 

Tout au long du XXe siècle, de nouvelles Églises seront fondées. Les missionnaires anglosaxons et suisses y joueront un rôle non négligeable. D’autres Églises se sont développées de manière indépendante et, à partir d’un moment de leur histoire, ont choisi de rejoindre l’approche « Frères », comme ce fut le cas de « La Bonne Nouvelle » à Strasbourg.

 

En 1971, on compte environ 40 assemblées, pour dépasser les 100 à la fin du siècle.

 

 

Aujourd’hui

 

Les CAEF, même si elles ont abandonné le mot « Frères » vers 1975, se reconnaissent à part entière dans ce courant historique. Un résumé des particularités des CAEF rédigé récemment par la Commission de Service et de Référence le rappelle :

 

• Les CAEF s’inscrivent complètement dans l’héritage des premiers chrétiens, de la Réforme protestante, de la foi anabaptiste et des Réveils évangéliques des XVIIIe et XIXe siècles.

 

• Pour ce qui est de la théologie, elles ont une confession de foi assez classique, se situant dans le courant du réseau FEF 12.

 

• Elles ont un fonctionnement congrégationaliste, c’est-à-dire que chaque Église locale ou congrégation n’a pas de structure au-dessus d’elle qui lui dicte sa conduite. Les décisions se prennent, en dernier lieu, au niveau de l’Église locale et non au niveau d’un comité national, d’un synode, d’un évêque ou d’une structure internationale.

 

• Toutefois, les CAEF se démarquent des Églises « complètement indépendantes ». Elles pensent qu’il est essentiel de vivre et de témoigner de l’unité du Corps de Christ, et de nouer des relations fraternelles concrètes avec des Églises soeurs, notamment avec celles de sa propre famille d’Églises. Les CAEF ont aussi une Assemblée générale nationale qui peut prendre des décisions s’appliquant à l’ensemble des Églises.

 

• Elles sont pleinement respectueuses des structures qui ont cherché et qui cherchent encore à rapprocher les évangéliques sur une base biblique comme le réseau FEF, l’ex-Alliance évangélique française, le CNEF

 

• Les Églises CAEF ont assez souvent des « pasteurs » en leur sein qu’elles appellent aussi « serviteurs », mais ils sont anciens parmi les anciens. La direction collégiale de l’Église est un des points forts des CAEF. En cela elles s’inscrivent pleinement dans le réseau des Assemblées de Frères à l’échelle internationale13.

 

R.K.


NOTES

 

1. Les historiens du protestantisme parlent le plus souvent des « Open Brethren » et parfois des « Plymouth Brethren ». Une traduction très approximative a donné les Frères larges ! En français, on parle aussi de l’aile ouverte des Frères.

 

2. BEBBINGTON David W., « The Place of the Brethren Movement in International Evangelicalism », in The Growth of the Brethren Movement, Essays in Honor of Harold H. Rowdon, edited by Neil T. DICKSON and Tim GRASS, Paternoster, 2006, p. 243.

 

3. Voir par exemple les statistiques publiées dans l’Annuaire évangélique 2009, ou les chiffres plus récents remis au Conseil National des Évangéliques de France (CNEF) lors de sa création en juin 2010. Les CAEF sont actuellement la 3e ou 4e Union en nombre d’Églises après les Assemblées de Dieu, la Mission Tzigane et à peu près identiques à la Fédération Baptiste (FEEB) si l’on tient compte des DOM-TOM.

 

4. Cette Église s’installe, en 1818, rue Bourg-du-Four, puis rue de la Pélisserie en 1839. Elle a participé au démarrage des Églises libres en Suisse en 1849 et y restera pendant 34 ans. Voir aussi BLANDENIER Jacques, « Les Assemblées de Suisse Romande », Servir en L’attendant, 3/1993.

 

5. Un nombre très important de livres a été consacré à ce Réveil. GUERS E., Le premier Réveil et la première église indépendante, Genève, 1871 ; MAURY Léon, Le réveil religieux dans l’église réformée à Genève et en France (1810- 1850), Paris, 1892, 874 p. ; MOURS Samuel, Un siècle d’évangélisation en France (1815-1914), Flavion, 1963 ; MUTZENBERG Gabriel, À l’écoute du Réveil, Editions Emmaüs, 1989 ; KOZYCKI Reynald, La théologie du Réveil chez Félix Neff, Mémoire de maîtrise, Faculté Libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, 1996, 130 p.

 

4. Cette Église s’installe, en 1818, rue Bourg-du-Four, puis rue de la Pélisserie en 1839. Elle a participé au démarrage des Églises libres en Suisse en 1849 et y restera pendant 34 ans. Voir aussi BLANDENIER Jacques, « Les Assemblées de Suisse Romande », Servir en L’attendant, 3/1993.

 

5. Un nombre très important de livres a été consacré à ce Réveil. GUERS E., Le premier Réveil et la première église indépendante, Genève, 1871 ; MAURY Léon, Le réveil religieux dans l’église réformée à Genève et en France (1810-1850), Paris, 1892, 874 p. ; MOURS Samuel, Un siècle d’évangélisation en France (1815-1914), Flavion, 1963 ; MUTZENBERG Gabriel, À l’écoute du Réveil, Editions Emmaüs, 1989 ; KOZYCKI Reynald, La théologie du Réveil chez Félix Neff, Mémoire de maîtrise, Faculté Libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, 1996, 130 p.

 

6. Une très vaste bibliographie existe en anglais sur le démarrage des « Open Brethren ». En français, on peut lire avec intérêt la série d’articles de Jean-Pierre BORY publiés par la revue Servir en L’attendant, janvier 1996 à août 1998, téléchargeables sur le site www.caef.net. Voir aussi KUEN Alfred, L’audace de la foi, Georges Muller, Emmaüs.

 

7. La consécration chrétienne, GROVES, A. N., Christian Devotedness (1825).

 

8. Au XIXe, Benjamin NEWTON et surtout Samuel PRIDEAUX TREGELLES seront éditeurs d’un des meilleurs textes critiques du Nouveau Testament grec selon F.F. BRUCE, lui-même investi dans les Frères larges : http://web.singnet.com.sg/~syeec/literature/brethren.html.

 

9. G. NICOLE et R. CUENDET, Darbysme et Assemblées dissidentes, Delachaux et Niestlé, 1962, page 32.


10. COAD, Ibid, p. 207 citant une étude de 1880 d’Andrew MILLER mentionnant 750 assemblées exclusives en Grande-Bretagne, 189 en Allemagne, 101 au Canada, 72 en Suisse…


11. Voir la série de Jean-Pierre BORY publiée par la revue Servir en l’attendant, janvier 1996 à août 1998, notamment le 5e volet publié en Servir, 5/1996.


12. Réseau Fraternel Évangélique Français, ex-Fédération Évangélique de France. Voir la confession de foi www.lafef.com/confession_de_foi.html.

 

13. Voir www.ibcm.net, voir aussi l’article d’Alfred KUEN sur le fonctionnement collégial des CAEF www.caef.net/spip.php?article206.