Réalité et nécessité du dialogue

 

 

dialogue

 

Le terme « dialogue » et les notions qu’il véhicule est, depuis un demi siècle en tout cas, très en vogue dans l’ensemble de la chrétienté. Proche de la question de la tolérance, il recueille des perceptions différentes. Pour les uns, le concept de dialogue entre Eglises ou confessions différentes est considéré positivement, car il signifie intérêt, ouverture, entente. Chez d’autres, il éveille une certaine crainte pour ne pas dire suspicion, car il implique concession, compromission, confusion. Cette double connotation est liée à la nature et à la finalité du rapport établi entre les personnes qui «entrent en dialogue» et de ce qu’elles poursuivent en «dialoguant». Un vrai dialogue n’est jamais neutre. L’évolution des usages dans le langage est tout à fait significative.

 
 

Dialoguer, de quoi s’agit-il ?

 

Le dialogue, est-ce un simple contact occasionnel, une conversation civile et polie, une interview ? Ou une relation qui se construit dans la communication réciproque par la parole, l’échange d’informations et d’idées, qui engagent les interlocuteurs ? Le dialogue est davantage que l’échange habituel de paroles banales et sympathiques, le dialogue entraîne les deux interlocuteurs à se connaître et se comprendre plus et mieux après une ou plusieurs conversations, qu’avant. Car dialoguer n’est pas seulement parler, discourir (ce ne serait qu’un monologue en présence d’un auditeur passif et silencieux), mais aussi prêter attention, écouter, entendre et prendre en compte ce que dit ou veut dire l’autre.
 
 

1) Origine du mot 

 
 
L’origine du mot est latine (dialogus), elle-même enracinée dans le grec (du nom dia-logos, et des verbes dia-lego : trier, distinguer, et dia-legesthai : converser). Au départ il s’agissait d’une discussion entre deux personnes ou deux parties selon la méthode pratiquée par les anciens philosophes, la dialectique, consistant à partir du particulier pour aboutir au général. Le terme français existe dès le 12e siècle, mais entre vraiment en usage à partir du 16e siècle. 
 
Le dictionnaire1 nous apprend que le sens général de dialoguer est converser, s’entretenir, échanger des propos entre des personnes. Dans un dialogue, chacun tour à tour a tout loisir d’exposer ses idées, ses arguments, ses opinions. On appelle aussi dialogue l’ensemble des paroles échangées mis en forme dans un récit, une pièce de théâtre, un film. 
 
Le sens spécial, évoqué en introduction, de dialogue-concertation serait assez récent, mais de plus en plus courant. 2 Il s’agit de la discussion entre deux groupes ayant des intérêts divergents dans la perspective d’un accord, ou au moins d’un consensus. 
 
C’est bien cette connotation qui soulève le problème. En effet, jusqu’où peut aller la tolérance ? Où se situe le témoignage par rapport au «dialogue» ?  Comment situer le dialogue par rapport à l’évangélisation ?
 
 
 

 2) Usage biblique 

 
 
dialogue3Le mot «dialoguer» n’apparaît en français qu’une seule fois dans une traduction de la Bible, la TOB (Traduction oecuménique de la Bible) en Proverbes 6.22 (les autres traductions courantes donnent ‘parler’ ou ‘s’entretenir’). Il est question des instructions du père et de la mère qui «parlent » au fils attentif. Le mot hébreu (une vingtaine d’utilisations dans l’Ancien Testament) signifie «dire » avec un sens de répétition (redire, raconter, rappeler, méditer, réfléchir). 
 
Cela dit, les exemples de dialogues ne manquent pas dans l’Ancien Testament. Dieu lui-même engage le dialogue avec l’homme3. De même, que de fois Jésus est entré en dialogue avec des hommes et des femmes, écoutant et questionnant (Lc 2.46), interpellant des disciples intéressés et parfois étonnés (Mt 16.13) ou des délaissés en détresse et souffrants, s’opposant à des responsables religieux méfiants et malveillants (Mt 21.24 ; 22.20. Jn 7 ; 8, etc.)4
 
Si les mots dialoguer et dialogue ne figurent pas dans nos traductions de la Bible, le Nouveau Testament grec emploie un verbe dont le sens et la forme sont assez proches : dialegomai. Il est généralement traduit par «s’entretenir, discuter, débattre». En chemin ils avaient discuté pour savoir qui était le plus grand (Mc 9.34)5. L’emploi qui nous intéresse particulièrement est celui qu’en fait Luc à dix reprises dans le livre des Actes (17.2, 17;   18.4,19; 19.8,9; 20.7,9; 24.12,25).6Le verbe décrit la démarche et la méthode de l’apôtre Paul dans la communication de l’Evangile à ses auditeurs. Probablement n’avait-il pas le sens que nous donnons aujourd’hui à dialoguer, mais s’appliquait à la manière particulière de discuter et d’enseigner, suivant l’usage des intellectuels de l’époque. Il est intéressant également de signaler que le mot est associé à plusieurs reprises à un autre verbe (peitho) signifiant «persuader, convaincre» (17.4; 18.4; 19.8; voir encore 18.13; 19.26; 26.28; 28.23, 24). On imagine que les «discours» de Paul n’étaient pas des cours magistraux ou des homélies construites selon nos règles actuelles, mais des «entretiens» animés, visant et suscitant une certaine réaction du public (voir d’autres associations : expliquer et établir : 17.3; échanger : 17.18). Surtout, le dialogue qu’engageait Paul était toujours orienté vers la proclamation de l’Evangile et comportait un aspect apologétique 7 indéniable.
 
Dans la même ligne, il faut mentionner deux conseils d’apôtre, qui concernent tous les chrétiens, sans distinction, en «dialogue» avec leur entourage. L’un de Paul, qui fait appel à un esprit de sensibilité et d’ouverture : Que vos paroles soient toujours agréables et pleines d’intérêt ; sachez répondre à chacun de la bonne manière (Col. 4.6 ; BFC). L’autre de Pierre, qui met en évidence le mobile profond de cette disponibilité : Honorez dans vos coeurs le Christ, comme votre Seigneur. Soyez toujours prêts à vous défendre face à tous ceux qui vous demandent de justifier l’espérance qui est en vous. Mais faites-le avec douceur et respect (1 P 3.15, 16a ; BFC).
 
Dans un parcours à travers l’Ecriture en quête de dialogues, on s’aperçoit que les situations de dialogues sont légion.8
Partout où des hommes se côtoient ou vivent en commun ou sont confrontés, des échanges s’établissent tôt ou tard entre eux au travers de la parole, le moyen de communication par excellence entre humains. Notre propos ici n’est pas d’analyser le contenu et les motifs de ces dialogues, ni d’évaluer leur bien-fondé ou leurs dangers, leur qualité ou leurs effets, encore moins d’en tirer une «technique» du dialogue. Pour le moment, il nous suffit d’observer que le dialogue, au sens de communication entre des personnes ou des groupes, est une donnée universelle de la vie humaine. 
 
Pour illustrer la place du dialogue comme démarche et moyen de recherche d’un accord, nous évoquerons quelques exemples du Nouveau Testament. En voici trois : la controverse entre les chrétiens d’origine judaïque et ceux d’origine païenne (Ac 15.1-35 et le développement dans l’épître aux Galates), la cohabitation dans la même assemblée des «forts» et des «faibles» (Rm 14-15.7), la question des discordes mettant à mal l’unité de l’Eglise par l’oubli de la diversité des dons et des services (1 Co 1.10ss ; 3.3ss ;12.4ss ; etc.).  Il est évident que l’intention des auteurs n’était pas de souligner le dialogue en tant que tel, comme on tend à le faire aujourd’hui. Nous n’abordons pas ici le fond des questions. Mais il nous semble que les situations relatées et les problèmes soulevés présumaient quelque part la nécessité et l’utilité du dialogue entre les «partis» pour sortir de l’impasse, sans que ce soit au détriment de la vérité, dans un esprit de paix et d’amour. Un dialogue remarquable est celui de Pierre avec Corneille (Ac 10), qui montre le cheminement au fil de l’entretien de l’un vers l’autre. 
 
 
 

3) Qu’est-ce que dialoguer ? Ou, vers un dialogue authentique

 

Arrivés à ce point, nous retiendrons de ce qui précède comme d’un bon sens biblique quelques principes ou repères méthodologiques valables généralement pour tout dialogue pris au sens large (simple discussion), comme au sens restreint (avec la connotation de négociation- tractation).
  • Le dialogue est d’abord une rencontre de personnes qui, dans la communication réciproque, sont amenées à apprendre à se connaître et à se respecter.
  • La qualité et le sérieux du dialogue dépend de la sincérité des interlocuteurs dans leurs convictions respectives et du respect mutuel de la liberté de chacun.
  •  Le chrétien qui parle de vérité dans un dialogue doit garder à l’esprit qu’il est témoin et non juge.
  • Il peut y avoir dialogue même dans la confrontation. Le dialogue peut être constructif même s’il n’aboutit pas à un accord ou à une unité de vues.
  • Le dialogue est nécessaire dans la recherche de résolution d’un conflit. La fin visée n’est pas forcément la soumission d’une partie à une autre, mais  la paix (Rm. 12.18; 13.10).
  • Il n’y a pas de dialogue vrai si, au nom d’une recherche de paix et d’unité «à tout prix», on met entre parenthèses ses convictions, on fuit les difficultés et on refuse le constat humble et honnête des divergences. 
  • Il n’y a pas de dialogue dans l’indifférence ou dans l’hostilité. Le discours autoritaire ou agressif, le refus d’écoute et de compréhension, le soupçon ou le procès d’intentions, le rejet péremptoire, le comportement méprisant ou la fuite dans le ressentiment, enlèvent toute valeur et toute raison d’être du dialogue entre les personnes.  
En fait, le dialogue est une réalité humaine même plus une nécessité humaine. Dieu en nous créant à son image, a fait de nous des êtres de dialogue. C’est la chute due au péché qui a corrompu ce dialogue essentiel avec le créateur et entre les créatures. 
 
L’évolution actuelle des relations et des situations nous place dans une double tension : d’une part entre l’impossibilité d’échapper à tout dialogue et la nécessité d’affirmer notre identité, d’autre part entre une position de repli et de défensive et un esprit de recherche et d’ouverture. 
 
Les défis ont une double dimension : d’un côté il y a les questions posées, de l’autre côté, la démarche de dialogue elle-même. Les premières mettent en jeu des convictions spirituelles et théologiques, des problèmes d’éthique, de conscience et de fidélité…, elles nous renvoient à nos fondements et notre identité. La deuxième nous interpelle sur nos motivations et notre disponibilité, car elle met en évidence des divergences d’approche, de sensibilité, de compréhension. 
 
 
Commission Théologique des CAEF


 « Où réside le  dialogue si l’on  ne parle, en fait,  qu’à d’autres  soi-même ? »  Jean BAUBEROT, tribune  libre de l’hebdomadaire  Réforme, n° 3019

 

 

 

 


NOTES

 

1. Le Robert en sept volumes, tome 3, Paris, 1973.
 

 

2. Le Robert, supplément, Paris, 1973. Les éditions suivantes du Petit Robert donnent régulièrement les deux sens.
 

 

3. Où es-tu ? (Gn 3.9) ; Où est ton frère ? (Gn 4.9) ; Quel est ton nom ? (Gn 32.28 : l’ange luttant avec Jacob) ; avec ses serviteurs : Va, je t’envoie (Ex 3.10 et ss.; 4.1,2 : Dieu dit, demande et Moïse répond, objecte) ; Que fais-tu ici, Elie ? (1 R 19.9) ; Qui enverrai-je ? (Es 6.8 et ss. : je répondis…, il me dit…) ; Tiens-toi prêt, sois un homme : je vais t’interroger et tu me répondras (Jb 38.3) ; avec son peuple : Venez et plaidons ! (Es 1.18); Pourquoi plaidez-vous contre moi ? (Jr 2.29) ; Je vais parler à son coeur… et tu me diras… (Os 2.16 ss.) ; etc.
 

 

4. Que veux-tu que je te fasse ? (Lc 18.41) ; Que vous en semble ? (Mt 17.25; 18.12; 21.28); Lequel, à ton avis…? (Lc 10.36) ; Que pensezvous du Christ ? (Mt 22.41,42). On ne peut omettre de mentionner les entretiens avec Nicodème, la Samaritaine, le paralysé, l’aveugle-né (Jn 3; 4; 5; 9), ou avec les disciples d’Emmaüs (Lc 24), etc.
 

 

5. Le verset précédent (9.33) contient un autre verbe de la même famille (dialogizomai), qui a le sens de penser, raisonner, se demander : Que ruminiez-vous en chemin ?, traduit A. Chouraqui.
 

 

6. Les autres emplois de dialegomai sont : Jude 9 qui évoque une mystérieuse discussion entre l’archange Michel et Satan ; Hb 12.5 qui rappelle l’encouragement adressé par le Père céleste à ses fils. 
 

 

7. De défense et de démonstration de la foi.
 

 

8. Quelques exemples de l’Ancien Testament, très divers, évoquent toutes sortes de dialogues : entre Moïse et le peuple d’Israël dans le désert, entre Josué et les tribus Israélites, entre David et Goliath, entre Salomon et le roi de Tyr, entre Elie et le roi Achab, entre Elisée et Naaman, entre Esaïe et le roi Ezéchias, entre Néhémie et les responsables de Jérusalem… L’exemple phare est évidemment le long dialogue entre Job et ses amis.