Justice1 :

ce qu’en dit la Bible

 

 

 

La justice (hébreu tsedaqa ; grec dikaïosunè) n’est pas seulement dans la Bible l’équité judiciaire ou sociale, quoiqu’elle l’inclue de façon notable (Lv 19.15 ; Dt 16.18,20 ; Es 5.7,23 ; Am 5.7,10 ; Ps 7.12). Comme son doublet concret « justesse » (les deux notions se recoupent de façon évidente lorsqu’on parle, en matière commerciale, de poids et de mesures « justes », Lv 19.36 ; Ez 45.10), le terme évoque plus généralement la conformité à une norme communément reconnue, que celle-ci relève de la religion, de la morale, des convenances, de la coutume ou du bon sens. Ainsi, hors de tout contexte religieux ou moral, la pluie « selon la justice » peut être simplement la pluie salutaire, celle qui est utile à l’agriculture parce qu’elle tombe en son temps (Jl 2.23).

 

Dans le monothéisme biblique, la norme suprême est représentée, en principe, par Dieu et par sa loi (Es 42.21). Cependant, en pratique, la notion de justice reste assez distincte du discours religieux pour que Dieu lui-même puisse être déclaré juste sans qu’il s’agisse nécessairement là d’une pure tautologie (cf. Dt 32.4 ; Jr 12.1 ; Ps 51.6 ; Jn 17.25 ; Rm 3.26 ; 2Tm 4.8 ; 1P 2.23 ; 1Jn 1.9 ; Ap 16.5,7 ; 19.2). La preuve en est qu’on peut mettre sa justice en question (comme le font, ouvertement, les plaintes de Job). Évidemment, plus la théologie se voudra cohérente, plus elle hésitera à suggérer que Dieu puisse être jugé par une norme quelconque. Entre un jugement naïf sur Dieu (je dis que Dieu est juste parce que je peux constater que son action est conforme au sens commun de la justice) et une louange conventionnelle où le mot même de justice perdrait son sens (Dieu est forcément juste parce que Dieu est Dieu), l’affirmation biblique de la justice de Dieu signifie souvent que Dieu agit de façon conforme à ce qu’on peut attendre de lui, ou encore qu’il est, pour ainsi dire, logique avec lui-même.

CRUCIFIXION, A. DURER – 1508

La justice de Dieu est comparable à celle d’un juge qui juge justement et dont les jugements sont suivis d’effets (Es 5.16). Les deux vont de pair dans l’ancien Israël où il n’y a pas de séparation nette entre pouvoir législatif, judiciaire et exécutif. La tâche d’un tel juge consiste dès lors à (litt.) « faire sortir le droit » (hébreu mishpath, Es 42.1 ; Ha 1.4), en deux sens complémentaires : d’abord, en faisant apparaître ce qu’est le droit et ce qu’il requiert dans une situation donnée, ensuite en le faisant appliquer. D’une part, donc, il s’agira de distinguer entre le juste, c’est-à- dire l’innocent, celui qui est dans son droit, et le méchant, le coupable, celui qui est en tort (cf. Dt 25.1 ; 2S 15.4 ; Pr 17.15 ; cf. le célèbre jugement de Salomon en 1R 3.16ss). Mais il faudra également veiller à l’exécution de la sentence ou du jugement (autre sens du terme mishpath). En d’autres termes, le juge juste – et, par analogie, Dieu lui-même – n’est pas seulement celui qui voit juste et qui parle juste, mais encore celui qui rétribue, qui rend effectivement à chacun ce qu’il mérite (Rm 2.2,5s).


La justice de Dieu se perçoit dans ce qui est compris, directement ou indirectement, comme son action, c’est-à-dire dans les événements de l’histoire tels que les interprète la foi : ainsi ce que Dieu fait pour la justice (périphrase pour rendre le pluriel du terme hébreu habituellement traduit par justice, pluriel qui désigne manifestement des actes : ses justices = ses actes de justice), c’est ce qu’il accomplit pour réaliser ses promesses et faire respecter ses lois. En particulier, cet emploi du terme évoque les victoires militaires qu’il accorde à son peuple (Jg 5.11 ; 1S 12.7- 15 ; Mi 6.15 ; cf. Es 41.10).

 

Le juge juste fournit aussi bien le modèle idéal du roi d’Israël, qui reçoit sa capacité de discernement et son pouvoir de Dieu (Ps 89.15 ; 97.2 ; Es 32.1 ; 33.5 ; cf. 2S 8.15 ; 1R 3.28 ; 10.9 ; Es 9.6 ; 11.3ss ; 16.5 ; Jr 22.3,15 ; 23.5 ; 33.15 ; Ez 45.9 ; Ps 45.8 ; Pr 16.12 ; 20.28 ; 25.5 ; 29.14 ; 31.9 ; 1Ch 18.14 ; 2Ch 9.8 ; on notera que le verbe hébreu correspondant au substantif mishpath, habituellement traduit par « juger », signifie aussi « gouverner », cf. Jg 2.16) que celui du simple sujet : chacun se doit, à son niveau, d’agir selon le droit (litt. « faire le droit », hébreu mishpath, Es 64.4 ; Ez 18.19 ; Ps 106.3).


LE JUGEMENT DE SALOMON, NICOLAS POUSSIN, LOUVRE

Dans l’Ancien Testament, un homme peut donc être déclaré juste, par opposition au méchant, celui qui a tort dans une situation donnée. Et il n’en est pas ainsi seulement au tribunal. Dans un contexte pratique et quotidien comme celui des Proverbes, le juste est tout simplement celui qui agit convenablement, efficacement, en harmonie avec l’ordre des choses tel que le constate la sagesse. A ce niveau les mots « juste » et « méchant » peuvent avoir quasiment le même sens que « sage » et « stupide » (et leurs multiples synonymes dans le vocabulaire de la sagesse) : ainsi Pr 12.10 est probablement moins à lire comme une condamnation morale – et a fortiori religieuse – de la cruauté envers les animaux que comme une observation pratique (à l’instar de notre proverbe « qui veut voyager loin ménage sa monture »). A l’opposé, dans le discours moral qui est souvent celui des prophètes, on ne s’interrogera plus seulement sur ce qui est légal, mais sur ce qui est légitime : de ce fait on se contentera de moins en moins d’une justice sociale consistant à ne pas faire du tort à autrui (un tort que pourrait punir la loi) ; il s’agira de faire du bien à son prochain, de combler ses besoins dans la mesure du possible ; ce qui peut amener à dépasser, voire à remettre radicalement en cause, la norme sociale et légale en vigueur qui consacre un certain état des rapports entre le riche et le pauvre, le fort et le faible (Es 58.2,6ss ; Ez 18.5ss,15ss ; Ps 112.9 ; Jb 29.12ss ; cf. 22.5ss ; 31.16ss). Dans un contexte religieux, le juste est celui qui se conforme à la volonté de Dieu, telle qu’elle est connue ou reconnue dans un milieu donné : on ne s’étonnera pas, en dépit de nombreuses influences réciproques (ainsi chez Ezéchiel qui est à la fois prêtre et prophète), de trouver un accent particulier sur la pureté rituelle dans les écrits des prêtres (Lévitique, Nombres) et sur l’éthique sociale chez les prophètes (Esaïe, Amos, Michée).

 

Le Nouveau Testament, comme l’Ancien Testament, n’hésite pas à qualifier de justes des hommes et des femmes (Mt 1.19 ; 13.17 ; 23.29,35 ; Lc 1.6 ; 2.25 ; Ac 10.22 ; 2P 3.7). Néanmoins l’expression est parfois employée avec une part d’ironie plus ou moins grande (Mt 5.45 ; Mc 2.17 ; Lc 5.32 ; 15.7 ; Rm 5.7), certains textes précisant qu’il s’agit alors moins de justes à proprement parler que de gens qui se croient justes (Mt 23.28 ; Lc 18.9 ; 20.20). En revanche le Nouveau Testament fait de Jésus, en dépit de sa condamnation au nom de la loi juive ou romaine, le juste par excellence, à la fois comparable à d’autres justes et unique en son genre (Mt 27.19,24 ; Lc 23.47 ; Ac 3.13s ; 7.52 ; 1P 3.18 ; 1Jn 2.1,29 ; 3.7).

 

Dans le Nouveau Testament, la notion de justice connaît deux développements théologiques symétriques, liés l’un comme l’autre à une identification de la justice à Dieu et, corrélativement, à une radicalisation de la notion de justice. Dans cette perspective, la justice de Dieu ne pourra plus s’opposer à sa compassion – comme ce serait le cas dans une conception naturelle de la justice, où il serait « juste » de punir le coupable, non de l’épargner (cf. 2P 1.1 ; 1Jn 1.9s).

 

Chez Matthieu ou Jacques p. ex. (et dans une large mesure chez Jean), la justice s’identifie à l’ensemble du dessein ou de la volonté de Dieu, dont les maîtres mots sont la compassion et l’amour et qui, dès lors, va bien au-delà de la justice distributive. Cette évolution correspond pour une bonne part à celle du judaïsme de la même époque. Dans la ligne de la justice morale prônée par les prophètes de l’Ancien Testament, les termes hébreu et grec traduits habituellement par « justice » avaient même fini, dans une acception concrète, par désigner précisément l’aumône, les dons faits aux pauvres, déjà dans le Siracide et Tobit (cf. la « justice » dont il est question en Mt 6.1ss ; 25.37ss,46 ; 1Jn 3.10-18). Selon l’enseignement de Jésus tel que le rapporte en particulier Matthieu, l’homme peut, à n’importe quel moment de sa vie et indépendamment de son rapport antérieur (ou postérieur ?) à la loi, entrer dans le grand mouvement de la justice compatissante de Dieu, qui s’étend à tous les êtres par-delà toute mesure légale (cf. Mt 5.17-20). En aimant, en pardonnant, en cessant de juger, en se montrant compatissant, chacun peut expérimenter cette justice, en être ainsi l’instrument autant que le bénéficiaire, échappant du même coup à tout jugement d’une justice qui ne serait que rétribution équitable du bien et du mal (Mt 5.48 ; 7.1ss ; Jc 2.13 ; cf. 1Jn 3.19ss ; 4.17ss).

 

Chez Paul, la notion de justice fait l’objet d’un développement théologique tout à fait original (cf. Rm 1.16s ; 3.5,21s, 25s ; 10.3 ; 2Co 5.21). Dans Romains et Galates surtout, l’apôtre oppose deux types de justice auxquels correspondent deux modes de justification, c’est-à- dire d’accès à la justice :

 

Pour lui, il y a d’une part, au moins théoriquement, la « justice par la loi ». Ainsi, dans le cadre du judaïsme, la loi de Moïse sert de norme, de critère statique pour définir et sanctionner la justice de chacun : chaque individu peut se considérer comme juste devant Dieu pour autant qu’il respecte la loi. La seule justification possible, dans cette perspective, est une auto-justification – même si, de son propre point de vue, le fidèle pratiquant de la loi s’appuie sur l’aide de Dieu (Rm 2.13 ; 1Co 10.3s ; Ph 3.9 ; cf. Lc 18.9,11).

 

Mais il y a aussi, d’autre part, « la justice par la foi » : c’est celle qui a cours dans le cadre des communautés chrétiennes, notamment non juives ou mixtes. Ce qui fait l’essence même de ces communautés, c’est que Jésus y est reconnu comme sauveur et rédempteur, et qu’on s’identifie à lui par la foi : chacun peut lire sa propre condamnation dans la crucifixion de Jésus (cf. 2Co 5.14s ; Ga 3.13) ; chacun peut aussi voir le signe de son salut, foncièrement gratuit, dans la résurrection de Jésus (cf. Rm 5.10s ; 2Co 5.21). Dans cette logique nouvelle, qui est celle de la foi, aucune justice individuelle ou collective ne peut subsister comme une norme indépendante, liée à la logique de la loi. La justice ne peut plus être comprise que de façon dynamique : comme justice donnée (cf. déjà Es 53.11 ; Dn 12.3), comme justification gratuite du pécheur croyant « en Jésus- Christ » – même si cette justification doit déboucher sur la pratique de l’amour de Dieu, perçu comme l’essence même de la loi, tel qu’il s’est révélé en Jésus-Christ (cf. Rm 8.4 ; 13.8-10 ; Ga 5.23).

 

La voie de Matthieu et de Jacques d’une part, et celle de Paul d’autre part, sont sans doute moins contradictoires qu’il y paraît à première vue. C’est peut-être ce que suggère la première épître de Jean quand, en matière de justice, elle pose une équivalence entre l’amour des frères et la foi en Jésus-Christ, montrant qu’en profondeur l’un ne saurait se comprendre sans l’autre (1Jn 2.1,29 ; 3.6 ; 4.7,15 ; 5.1). Certes, la première voie donne la priorité à l’agir et à l’expérience (où nul ne saurait s’engager sans une certaine foi en la révélation de Dieu, telle qu’elle apparaît dans la parole de Jésus), tandis que la seconde met en avant l’adhésion fondamentale à l’action décisive de Dieu que la foi lit dans l’histoire de Jésus-Christ, à laquelle le croyant s’agrège (ce qui ne se fera pas sans acte et sans expérience). Cependant, dans un cas comme dans l’autre, la justice de Dieu ne s’oppose plus à son amour et dépasse infiniment la somme des commandements de la loi.

 


NOTE

 

1. Ce texte reproduit, avec l’autorisation de Alliance Biblique Française, l’article « Justice » de la Nouvelle Bible Segond, Éditions Bibli’O.