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Y a-t-il des mensonges légitimes ?

 

Par FRANÇOIS-JEAN MARTIN

François-Jean Martin

 

 

 

 

 

 

Le problème

 

Dans la Bible on trouve des situations qui posent la question (Ex 1.17-21 ; 1 S 21). Ainsi, le récit de l’accueil fait par Rahab aux deux espions envoyés par Josué dans Jéricho énonce un fait troublant. Car, non seulement elle les a accueillis, mais elle a aussi menti à leur sujet (Jos 2.4, 5). Cependant le témoignage rendu à Rahab dit : C’est par la foi que Rahab la prostituée ne périt pas… parce qu’elle avait accueilli pacifiquement les espions (Hé 11.31). Son mensonge est-il un fruit de sa foi ? Y a-t-il des situations où le mensonge se justifie ?

Cela reste une question qui nous rejoint dans notre vie chrétienne et dans certaines situations. Quand un chrétien est interrogé par une police politique pour connaître les noms et les lieux de rassemblement d’autres chrétiens et qu’il ment pour les protéger est-ce légitime ? Doit-on dire à un malade qu’il est condamné ?

 

La question posée est celle du « droit », c’est-à-dire de la légitimité. Y a-t-il vraiment un devoir de vérité ? Faut-il toujours être vrai ou a-t-on parfois le droit de s’abstenir et alors quand ce droit existe-t-il ?

 

Ce sont des questions morales, d’éthique. C’est donc une occasion pour appliquer la règle des trois éthiques1. Il s’agit de l’éthique de sainteté, du compromis et des limites.

 

 

L’éthique de sainteté

 

Ce que dit la Bible sur le mensonge

 

Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain (Ex 20.16).

 

• La Bible réprouve le mensonge (Pr 19.5, Lv 19.11).

 

• Dieu dénonce les prophètes qui trompent le peuple en son nom par des mensonges (Jr 14.14 ; Éz 13.19 ; Za 13.3).

Tout homme est menteur (Ps 116.11).

 

• Le mensonge est lié au diable, père du mensonge (Jn 8.44) et aussi à l’homme après la chute (Nb 23.19, 1 S 15.29).

 

• Dieu punit Ananias et Saphira qui mentent (Ac 5.1-11).

 

• La Bible refuse que le mensonge soit utilisé pour que la vérité de Dieu éclate (Rm 3.7).

 

Le devoir de vérité

 

Parfois, ne pas dire la vérité est une lâcheté, et la dire une forme de courage. Quand les autorités ont tu la vérité sur le nuage radioactif issu de l’accident de Tchernobyl survolant le territoire français, nous avons crié au scandale. Le mensonge d’État nous révolte et nous attendons de nos dirigeants qu’ils nous disent la vérité. De même, il existe un devoir de vérité en Histoire, et dans un procès, les témoins jurent de dire toute la vérité. Les exemples abondent de vérités qu’on n’a pas le droit de taire.

 

 

L’éthique du compromis et l’éthique des limites

 

Il nous arrive d’affirmer que toute vérité n’est pas bonne à dire ou peut nuire à autrui. Y a-t-il un devoir absolu de vérité ou est-il parfois moral de taire ce qu’on sait ?

 

LA CENTRALE NUCLÉAIRE DE TCHERNOBYL, VUE DEPUIS PRIPYAT, VILLE ABANDONNÉE

centrale-Tchernobyl

 

Les circonstances du droit de se taire

 

Lors de la Seconde Guerre mondiale, celui qui savait où se cachait un juif ou un résistant se devait-il d’en aviser la Gestapo ? Quand le prisonnier se tait sous la torture, nous ne dirons pas qu’il commet une injustice, mais nous éprouverons au contraire du respect. Se taire, c’est aussi ne pas se faire complice du crime, et parfois le sacrifice d’un homme en empêche beaucoup d’autres.

Reste enfin le cas de conscience du médecin qui sait que son malade va mourir. La question ici n’est pas simple et, justement, n’est-ce pas la simplifier à l’extrême que de dire : « Il faut dire la vérité » ? En fait, nous savons bien que tout dépend des circonstances et que la règle morale, appliquée universellement, ici le serait aveuglément.

Mais alors jusqu’où le compromis est-il tolérable du point de vue biblique ?

 

Les critères du droit de se taire posent les limites

 

Dire la vérité au mourant qui la réclame, c’est sans aucun doute l’aider à mourir dans la lucidité, dans la paix, la dignité et non dans l’illusion ou la dénégation. Lui mentir n’est-ce pas lui voler une mort consciente ? Les chrétiens, connaissant les enjeux spirituels et éternels, sont partisans de la vérité. Il me semble que nous sommes là justement à la définition des limites. La vérité n’est pas ici une valeur ultime, mais le moyen pour permettre une réconciliation avec Dieu, avec les autres, avec soi et ainsi protéger une valeur ultime qui est la vie éternelle de la personne. La dissimulation et le mensonge reviennent à traiter autrui comme une chose, comme un objet, avec la tentation du pouvoir sur notre prochain et j’y vois là des limites à ne pas franchir.

Mais si la véracité n’est pas un devoir aussi absolu qu’il y paraissait d’abord, c’est qu’il existe des valeurs au-dessus d’elle. Il faut prendre l’humanité comme une fin, et jamais comme un moyen. Si le médecin se tait par compassion ou dit la vérité, il prend son malade comme fin. Quand le torturé refuse de livrer ses amis, il les prend comme une fin, alors même que le bourreau, lui, l’utilise comme un moyen. Ainsi, la valeur reste l’homme et le respect qu’on lui doit, car il a été créé à l’image de Dieu et le Christ est mort pour lui. Il faut mettre cet homme au-dessus de la vérité comme valeur ultime. Nous dirons qu’il faut dire la vérité quand on ne manque pas, par là, à quelque vertu plus haute et plus urgente.

Se taire par intérêt n’est jamais moral, car alors on se sert des autres. À cet égard, le cas du mensonge politique est éclairant. Refuser de dire la vérité par peur de perdre des voix aux élections est immoral. Mais celui qui tait la vérité parce qu’il vise une cité plus juste et plus raisonnable prend l’humanité comme fin. C’est donc là que résident les limites au compromis.

 

 

Conclusion

 

Si c’est une question de cas particuliers, c’est qu’on ne peut mettre en oeuvre une morale abstraite hors de toute détermination sociale, historique et psychologique. Dire qu’il existe des exceptions à la règle de véracité, ce n’est pas nier l’existence de la règle. Et s’il est parfois permis de se taire quand on connaît la vérité, il n’en reste pas moins vrai que les circonstances de ce droit restent exceptionnelles.

 

Face à de pareils cas, Jésus rappelle l’éthique de la sainteté (Mt 19.3-8), ce qui était prévu au commencement, la règle, mais face à la réalité du péché et de ses conséquences, il autorise une éthique du compromis. Si cette dernière reste une nécessité dans notre monde actuel pour permettre à la vie de subsister, elle nous interroge et nous renvoie à notre devoir d’Église de rappeler dans une société qui a renoncé à ses racines chrétiennes, cette sainteté première, afin de jouer notre rôle de sel et lumière de la Terre.

 

F-J.M.


NOTES

 

1. L’article de Jacques Buchhold, professeur et doyen de la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine, est paru sous le titre de « Jésus, la venue du Royaume et la question sociale » dans Les enjeux de l’éthique, Saint-Légier, Éd. Emmaüs, 2004, p.23-40. On peut en trouver un extrait intitulé Les trois éthiques dans Servir en L’attendant, 2013-2.