Est-il possible d’aimer ses ennemis ?

 

 

 

Par Jean-Marc Pilloud

Pilloud

 

 

Le 28 septembre 2012, à Échirolles, près de Grenoble, le jeune Kevin Noubissi, un étudiant âgé de 21 ans, est sauvagement tué par une bande de jeunes de la cité voisine, jeunes qu’il ne connaissait pas. Un an après, avec une force impressionnante et une grande dignité, sa mère Aurélie Monkam raconte le chemin intérieur qu’elle a parcouru pour faire face au meurtre de son fils. Portée par une foi profonde, elle écrit, dans son livre1, comment elle garde espoir en l’avenir.

Quelques mois plus tard, elle a une pensée pour les jeunes suspects qui sont en prison et elle prie : « Ô Seigneur, aie pitié d’eux, sois miséricordieux envers eux. » C’est la première fois qu’une telle pensée habite son coeur, et elle rajoute : « Jésus nous enseigne à aimer nos ennemis, alors ne laissons pas la haine agir comme un poison mortel dans nos vies. »

 

 

 

       C’est avec ce témoignage que j’aimerais introduire notre réflexion sur le thème « Est-il possible d’aimer ses ennemis ? »

 

Que nous dit Jésus à ce sujet ? Dans le texte de base, Matthieu 5.38-48 (version Colombe), nous relevons les expressions fortes :

OEil pour oeil, et dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis [bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent], et priez pour ceux [qui vous maltraitent et] qui vous persécutent.

 

Pas facile ce texte !!! Tout d’abord, nous pourrions dire que Jésus fait l’éloge de la prévenance vis-à-vis d’autrui, mais qu’estce que la prévenance ? « C’est la capacité pour une personne de faire passer le bien de l’autre avant le sien. »

 

mains-jointes

 

1. Le chrétien brillera par des réactions servant le bien d’autrui (5.38-42)

 

       Verset 38 : Vous avez entendu qu’il a été dit : « oeil pour oeil, et dent pour dent », mais, moi, je vous dis de ne pas résister au méchant.

Cette parole se trouve dans l’Ancien Testament au moins à trois reprises (Ex 21.24 ; Lv 24.19-20 et Dt 19.21) : Si des hommes se querellent, et qu’ils heurtent une femme enceinte, et la fasse accoucher, sans autre accident, ils seront punis d’une amende imposée par le mari de la femme, et qu’ils paieront devant les juges. Mais s’il y a un accident, tu donneras vie pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure (Ex 21.22-24).

 

Cette loi est un pilier fondamental d’une saine justice humaine. Elle est remarquable par deux de ses principales fonctions :

 

• Elle veille à ce que le mal ne soit pas considéré comme quelque chose de normal. Une mauvaise action a des conséquences. La violence est profondément anormale et exige une compensation ou une réparation.

 

• Cette loi limite aussi les peines à la hauteur de l’offense. Si quelqu’un te marche sur les pieds, tu n’as pas le droit de le pendre ! Même si l’envie est très forte !

 

       Si Jésus ajoute quelque chose à cette loi, ce n’est surtout pas parce qu’elle était devenue mauvaise. Jésus a prévenu qu’il n’était pas venu pour abolir la loi ou les prophètes (v. 17). Et il a même dit que les lettres les plus petites de la Loi morale de l’Ancien Testament (les iotas) ne disparaîtraient jamais, parce qu’elles étaient soufflées de Dieu. Le mais moi je vous dis ne corrige pas la Loi elle-même, mais l’usage qui en avait été fait… Puisque la Loi dit : oeil pour oeil, dent pour dent, je me ferais donc le plaisir de l’appliquer de tout mon coeur : Tu m’insultes ? Je te traite de tous les noms ! Tu n’es pas d’accord ? Mais c’est biblique, oeil pour oeil… Tu me mens ? Je te mens ! OEil pour oeil…

 

La Loi qui était censée protéger de l’excès était devenue dans la culture juive prétexte biblique au vice. Le comble pour la Loi de Dieu ! La Loi qui était censée restreindre le mal était devenue un moyen de se venger légalement. « Si tu me frappes, j’ai le droit maintenant de te frapper. Quelle joie ! »

 

Voilà ce que Christ reproche. La Loi ne sert pas à appeler la vengeance, mais plutôt à contrôler la vengeance. Donc le jugement ne pouvait être supérieur à l’offense et c’était aux juges, et non à l’offensé qu’il revenait d’appliquer correctement cette prescription.

 

Alors, comment comprendre le fait de ne pas résister au méchant ? Voici tout d’abord trois mauvaises pistes que j’aimerais écarter :

 

Le pacifisme judiciaire

 

       Cette perspective nous dit que Christ envisagerait ici l’absence de toute forme de répression policière et toute pénalisation juridique. Le seul outil disponible pour la société serait une sorte d’amour passif. Tu me frappes ou tu frappes quiconque, je ne dis rien. Tu finiras un jour par comprendre. Dans cette perspective, ni la peine de mort, ni la prison, ni même le tribunal n’ont de place. Mais Romains 13 nous dit que ce n’est pas en vain que les autorités portent l’épée, étant au service de Dieu pour (montrer) sa vengeance et sa colère à celui qui pratique le mal. Le chrétien doit les respecter. Le port du revolver pour un policier ou un militaire est légitime. Mais ces armes appartiennent au gouvernement et non à l’individu. Il y a quelques années, le maire de New York a décidé qu’il n’y aurait plus la moindre tolérance pour les petits délits. Avant lui, la police se consacrait à la grande criminalité et laissait filer les infractions mineures. Le maire a inversé totalement le principe, avec comme objectif : baisser les statistiques de la délinquance de 20 % pendant les quatre ans de son mandat. Deux ans plus tard, il y avait 50 % de crimes en moins à New York.

 

Le pacifisme militaire

 

       Cette autre perspective affirme que tout engagement armé va à l’encontre des principes énoncés par le Christ, puisque justement le militaire a pour fonction ultime de détruire un adversaire, donc de tuer, ce qui n’est certainement pas une manière de céder au méchant ! Cela a été traditionnellement la position de bien des Églises évangéliques lors des siècles passés.

 

Le pacifisme individuel, style « paillasson »

 

       Quoi que tu me fasses, je ne réagirai pas. Tu peux me frapper ou faire du mal à mes proches, je suis dans la joie sereine et confiante de mon christianisme ! Mais est-ce que la Bible nous enseigne cela ? Lorsque Paul et Silas furent arrêtés, battus sans procès et jetés en prison dans la ville de Philippes, les magistrats réalisèrent qu’ils avaient fait une grave erreur, car ils étaient citoyens romains. Ils décidèrent donc de les libérer discrètement. Que firent Paul et Silas ? Ils refusèrent ! Ils exigèrent que les magistrats viennent en personne les libérer. Pourquoi ? Pour la protection future des chrétiens de cette ville (Actes 16). Leur attitude n’était pas pacifiste ! Cette section où Christ interprète correctement la Loi dans son intention est encadrée par deux versets : le verset 20 : Si votre justice n’est pas supérieure à celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu et le verset 48 : Vous serez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait. Trois remarques permettent de comprendre ces passages :

 

1. Le but de Christ est de relever l’erreur et l’hypocrisie des traditions religieuses.

 

2. Le but du Christ n’est pas de donner un code civil ou pénal à la société. Le sermon sur la montagne s’applique au disciple de Christ, pas à un gouvernement.

 

3. Le but de Christ est d’anéantir l’assurance spirituelle des religieux de son époque en plaçant la barre au niveau de la perfection du Christ. En révélant l’immensité de la distance qui sépare l’homme de Dieu, Jésus montre que l’homme a besoin de Dieu pour parvenir à Dieu. Et c’est avec l’aide et la force de Dieu que l’on peut réagir de la bonne manière.

 

 

2. Le chrétien réagira avec bienveillance (5.43-48)

 

       Dans le verset 43, il est écrit : Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. La première partie du commandement n’est pas nouvelle. On la trouve déjà dans l’Ancien Testament (Lv 19.17-18). Ce qui est surprenant, c’est la partie suivante : tu haïras ton ennemi. Elle ne se trouve pas dans l’Ancien Testament ! Alors, qui pouvait dire cela du temps de Jésus ? Il semble que cette tradition vienne de la communauté des Esséniens qui restait séparée et à l’écart du monde. C’est pour cela que Jésus corrige cette vue erronée de la Loi, qui pèche par deux erreurs très graves :

 

• Tout d’abord l’omission d’une clause : tu aimeras ton prochain. Comment ? Comme toi-même ! Le problème n’est pas qu’il faille d’abord s’aimer, pour aimer les autres (perversion moderne de cette loi), mais plutôt : il faut aimer à la mesure de notre trop-plein d’amour pour nous-mêmes.

Et ça, c’est une parole forte pour notre société très centrée sur ses problèmes et qui oublie de regarder autour d’elle. C’est même très fort pour le chrétien qui en arrive à être plus préoccupé de son développement, de son équilibre que de la perdition spirituelle du monde dans lequel il vit. Alors que, l’Évangile, c’est s’intéresser aux autres !

 

• Finalement Jésus nous dit cette parole forte (v. 44) : Mais moi, je vous dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent. Alors vous serez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.

Devenir fils du Père n’est pas à comprendre dans le sens d’engendrement (Jn 1.12), mais dans le sens de lui ressembler, de développer les qualités du Père… et le Père s’intéressait aux hommes.

 

Aimez, bénissez, faites du bien, priez…

c’est pour cela que lorsque quelqu’un se convertit, il reçoit un coeur nouveau et il doit apprendre une nouvelle manière de vivre. Jésus appelle les hommes à une vie radicalement autre, différente du monde. Il invite les siens à vivre autrement.

Vous êtes disciples de Christ ? Montrez-le- moi ! Pas le dimanche ! C’est facile ! Dans les épreuves, les petites et les grandes difficultés de notre quotidien. C’est là que se démontre la foi.

       Quel témoignage quand un chrétien démontre par son attitude que son royaume n’est pas vraiment de ce monde et qu’il vit en dépendant de l’amour de Dieu pour aimer son ennemi ! Oui, l’exigence de la perfection est : Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait (v. 48).

 

Ces paroles de Jésus ont deux objectifs :

 

• Rappeler que le modèle de nos vies est divin. Le modèle n’est pas l’opinion majoritaire ni la tradition d’un groupe religieux particulier. Le modèle, c’est le Père céleste lui-même.

 

• Pour entrer dans le royaume de Dieu, nous devons être parfaits. Or aucune personne n’est exempte du péché et la moindre imperfection nous qualifie pour l’enfer.

 

Aimer ses ennemis, est-ce possible ? Oui, mais ce n’est pas juste un slogan de bonne morale. Nous ne réussirons jamais par nous-mêmes. Nous avons besoin de Jésus pour opérer un changement radical dans notre coeur et dans nos pensées. Puisque l’Esprit est la source de notre vie, laissons-le diriger notre conduite (Ga 5.25).

 


NOTES

 

1. Le ventre arraché, Aurélie Monkam Noubissi, Éditions Bayard