Éternel, casse les dents de mes ennemis !

 

 

 

Par Thierry Seewald

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Quiconque a un jour préparé une présidence de culte à partir d’un psaume s’est sans doute retrouvé devant la tentation de ne pas lire certains versets qu’il trouvait trop violents. En effet qui a envie de conduire l’assemblée à la louange en lisant à haute voix :

 

 

 

Ô Dieu, brise-leur les dents dans la bouche !

Seigneur, démolis les mâchoires des jeunes lions !

Qu’ils soient refoulés comme de l’eau qui s’écoule !

Que Dieu lance ses flèches, et qu’ils deviennent infirmes !

Qu’ils soient comme la limace qui s’en va en bavant,

Comme le foetus avorté qui ne verra pas le soleil ! (Ps 58.6-8)

 

Ces versets sont ce que l’on appelle une imprécation, un texte où le psalmiste demande à Dieu d’intervenir contre des adversaires (individuels ou collectifs), de mettre ces personnes hors d’état de nuire. Parfois seuls quelques versets sont concernés, parfois il s’agit de l’ensemble du psaume. On parle alors de psaume d’imprécation ou de psaume imprécatoire. Les Psaumes 12, 69, 109 et 137 en sont de bons exemples. Les psaumes imprécatoires font partie des psaumes de lamentation, c’est-à-dire qu’ils expriment la détresse d’une situation donnée, avec la particularité de ne pas évoquer la détresse de manière générale ou une détresse collective, mais celle du psalmiste et son désir d’être délivré.

 

Ces textes semblent à l’opposé des affirmations de Jésus : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent ». Il fut même un temps où dans certains psautiers ces versets étaient mis entre parenthèses, voire certains psaumes supprimés. Mais les ennemis sont omniprésents dans les psaumes et il faudrait enlever presque un verset sur trois. Et ces textes font partie de la Parole de Dieu. Rien ne permet alors de les supprimer, ni même de les sauter à la lecture.

 

Quel est alors leur sens aujourd’hui et quelle peut en être l’utilité ?

 

D’abord, il est bon de comprendre pourquoi ils ont été écrits. Fille de Babylone (…) Heureux qui saisit tes enfants, et les écrase sur le roc ! (Ps 137.8-9) est sans doute l’un des passages les plus violents dans les psaumes. Quand on en vient à dire cela, c’est qu’on se trouve au paroxysme de la douleur et du désespoir. Ce ne sont pas des sadiques qui lancent un tel cri, mais des désespérés criant à Dieu et demandant justice.

 

Ainsi, sans se les approprier comme des prières personnelles, puisque Jésus nous appelle à bénir nos ennemis et non à les maudire (Lc 7.28), l’écoute de ces versets nous rappelle que nous avons un Dieu juste, qui ne laissera pas le mal impuni. Ils nous sont donnés comme consolations pour que nous ayons la confirmation que Dieu ne pactise pas avec l’injustice et qu’il jugera tout avec une parfaite équité. C’est en sachant que Dieu est tel qu’il est que nous pouvons aimer nos ennemis.

 

Mais on peut aller plus loin dans la réflexion. Plusieurs de ces psaumes ont été écrits par David, notamment lorsqu’il était injustement persécuté par Saül. Ainsi les Psaumes 57 et 59, par exemple, évoquent la détresse de David alors qu’il était poursuivi par Saül. Pourtant, on constatera, dans le premier livre de Samuel, que David n’agit jamais avec violence envers Saül, alors qu’il ne se prive pas de le faire lorsque le pays est menacé par des peuples étrangers, par exemple. Cependant, Saül n’est pas simplement un peu en colère contre David. Il est rempli de violence envers lui. Et cette violence se manifeste de manière parfois sanguinaire : ainsi lorsqu’il avait appris que le grand- prêtre Ahimélek avait aidé David, il l’a fait exécuter ainsi que les prêtres qui étaient avec lui (1 S 22.6-9).

 

Par deux fois, David a l’occasion de tuer Saül (1 S 24.3-7 ; 1 S 26.7-12). Lors de ces deux occasions, David explique qu’il ne lui revient pas de porter la main sur l’oint du Seigneur (1 S 24.6 ; 1 S 26.9-11). La seconde fois, il précise : C’est le Seigneur seul qui le frappera et il invite Saül à constater son désir de paix et à cesser ses agressions.

 

Ainsi nous voyons en 1 Samuel que David ne crie pas sa haine à son ennemi et il ne lui fait rien. Mais dans les psaumes, nous voyons qu’il en parle à Dieu et Dieu l’écoute. Entre l’ennemi et lui, il y a un tiers qui est capable de tout écouter et de tout comprendre. La rancune peut s’exprimer et la tension peut baisser. La plupart du temps, la prière du psalmiste s’achève dans la sérénité et la confiance.

 

Il faut aussi constater que dans les psaumes d’imprécation, le psalmiste ne demande pas à Dieu des forces pour se venger. Il ne fait rien à son ennemi et laisse à Dieu le soin d’exercer la justice. Sous une forme rude, son cri est l’appel d’un fils vers son père : « Au secours, sauve-moi ».

 

Ce désir de justice qui se repose sur Dieu, mais refuse la vengeance, n’est pas devenu caduc avec la Nouvelle Alliance. Ainsi dans un passage où Paul appelle à résister à la tentation de la violence et à répondre au mal par le bien (Rm 12.17- 21), il dit au verset 19 : Ne vous vengez point vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère ; car il est écrit : À moi la vengeance, à moi la rétribution, dit le Seigneur.

 

Et en Ap 6.10, les âmes des martyrs qui se trouvent sous l’autel s’exclament : Jusqu’à quand, Maître saint et vrai, tardes-tu à juger, à venger notre sang en le faisant payer aux habitants de la terre ? Jésus, en priant le Psaume 22 sur la croix, a d’ailleurs lui-même demandé aide et justice à Dieu et son Père lui a rendu justice en le ressuscitant des morts.

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C’est bien parce que nous avons un Dieu qui exerce la justice que nous pouvons ne pas nous venger.

 

S’il n’est plus possible, dans la Nouvelle Alliance, de demander à Dieu de « casser les dents » de nos ennemis, et si la maîtrise de soi (fruit de l’Esprit – Ga 5.22) et un véritable pardon sont toujours préférables, il est parfois nécessaire d’exprimer devant Dieu la colère qui nous habite et le désir qu’il intervienne en notre faveur et nous rende justice. Car parfois l’injustice produit en nous la colère et celle-ci nous emplit et, en fermentant, se transforme en amertume. Il n’est pas toujours facile d’aimer son ennemi. Faut-il alors rester dans la colère, ou vivre un faux-semblant de pardon hypocrite ? Ou bien vaut-il mieux confesser à Dieu les sentiments qui nous habitent, se confier en sa justice et en sortir apaisés, capables de pardonner ?

 

Nous savons aussi que si l’offense ne reste pas impunie, Jésus a obtenu sur la croix le pardon de tous ceux qui se repentent. Nous sommes ainsi assurés que, malgré nos prières d’imprécations, Dieu ne condamnera que ceux qui s’endurciront dans le mal.

 

Ne détournons pas les yeux de ces psaumes de violence. Ils nous permettent de nous situer dans notre propre vérité face à nous-mêmes et face à Dieu. Ils nous permettent de faire monter vers Dieu les cris des hommes qui réclament justice.