S’attacher et transmettre –
Les Églises CAEF dans l’histoire
Par Sylvain Aharonian
Il n’est pas difficile de constater que certaines frontières entre évangéliques s’estompent actuellement en France ; à bien des égards, on ne saurait que s’en réjouir ! Au risque de paraître trouble-fête, il importe cependant de signaler l’écueil perfide de l’amnésie, contre lequel il serait regrettable de se briser en cet âge heureux. Or il faut admettre que vouloir se lester du passé prête ici ou là au soupçon ; et force est de constater que, dans la mentalité contemporaine, transmettre une identité religieuse toute particulière paraît peu expédient, tant le présent tend à être valorisé – à la limite n’est réputé vrai que ce que l’on vit ici et maintenant. C’est même le bien-fondé d’une telle transmission qui semble aujourd’hui contesté, au risque d’engendrer une crise de l’appartenance…
Quitte à imiter ceux qui dénoncent le confort fallacieux de l’analphabétisme religieux, il semble donc indiqué de rappeler l’importance de la conscience d’une certaine filiation. De fait, choisir de ne rien transmettre, c’est transmettre beaucoup ; c’est léguer un état d’esprit particulier, laissant les jeunes à la merci des idées dominantes. Certes, il ne s’agit pas de cultiver une vaine nostalgie, de s’engluer à un passé idéalisé ou de promouvoir un onirisme stérile. Mais retrouver le sens de l’héritage spirituel s’avère indispensable à la formation d’un jugement sain. En effet, seul celui qui a pu se construire au sein d’une tradition déterminée est capable de choix avisés, tandis que l’amnésique ne peut guère que bégayer quelques options. Même pour prendre du recul par rapport aux lointains atavismes il faut de la mémoire, car oublier son passé c’est certainement se condamner à le revivre. Quant au discours théologique, il gagne aussi à être replacé dans son contexte, pour être nuancé, en sorte que l’on sache judicieusement hiérarchiser les opinions admises : « resituer notre théologie dans l’histoire, c’est [ainsi] faciliter notre réflexion personnelle et notre accueil de la réflexion des autres »1. Bref, pour comprendre et se comprendre, pour s’orienter et mûrir, il convient de faire un détour par l’histoire : « face à un avenir ouvert, [celle-ci] nous aide à mieux exercer notre liberté, à déchiffrer et à construire »2.
Or l’utilité du souvenir s’impose-t-elle encore au chrétien de telle manière qu’il résiste tout net à s’émanciper de son milieu ecclésial ? Rien n’est moins sûr : si, face au défi de la transmission, la rupture de la continuité sociale apparaît pour le moins inopportune, une telle dérive n’est pas pour autant facile à juguler. En effet, les excès de l’individualisme ultramoderne compliquent l’affaire : de nos jours, « les individus revendiquent une sorte de do it yourself en matière religieuse »3, et ils tendent dès lors « à évaluer la légitimité d’une religion à l’aune des bienfaits qu’elle procure »4. Ainsi, influencés par le modèle de la religion à la carte, les évangéliques sont eux-mêmes tentés de se comporter en simples consommateurs, au risque de céder à une forme de nomadisme dénominationnel.
Il faut donc réaffirmer en quelque sorte l’intérêt de manger au menu, c’est-à-dire de rester si possible affilié à une même famille d’Églises. De fait, c’est ainsi que l’on tisse des liens durables permettant l’indispensable transmission d’une identité religieuse. C’est d’ailleurs de cette façon aussi que l’on ratifie l’importance que le Nouveau Testament accorde aux liens de solidarité entre les Églises locales. Or en disant cela, on pressent la résistance de l’individualisme contemporain, prêt à sacrifier à la liberté la stabilité des liens sociaux. Pourtant, on montrerait sans peine que l’inscription dans un réseau convictionnel n’aliène pas forcément la liberté du sujet. En revanche, il revient au chrétien, conscient d’être libre dans la dépendance de Dieu, d’attacher du prix aux liens hérités, car c’est le souverain Maître qui … emploie comme ses instruments les éléments de notre situation, et nos diverses rencontres. Il est [donc] juste qu’un peu de notre respect et de notre gratitude aille aux instruments, sauf s’il s’agit de maux dénoncés, dont Dieu a renversé les effets. (…) Nous présumerons à bon droit – sauf indication contraire que nous saurons déchiffrer – que l’Eglise dans laquelle nous avons été placés est celle où Dieu nous veut. Nous donnerons de la valeur à ses attaches historiques, voire à ses us et coutumes5.
Quel est donc le signalement des CAEF, auquel il paraîtra raisonnable d’accorder de l’importance ? S’il n’y a pas lieu en l’occurrence de dévider l’histoire ou les caractéristiques des Assemblées françaises, quelques considérations sommaires pourront néanmoins servir. Il est par exemple notable qu’en poursuivant la ligne de conduite des premiers frères de Plymouth on répugne toujours, dans lesdites Assemblées, à toute médiation institutionnelle ; d’ailleurs on valorise d’ordinaire une pratique particulièrement démocratique du culte, en se méfiant du formalisme. Ainsi se veut mis en oeuvre le principe du sacerdoce direct de tous les croyants. Quant au ministère ecclésial, il convient naturellement de signaler qu’il reçoit, dans le giron des CAEF, un caractère essentiellement instrumental, parfois encore porté par un anticléricalisme enthousiaste ; ainsi considère-ton en principe que la légitimité du ministre ne dépend pas de sa situation professionnelle.
Nul ne peut ignorer du reste que, dans les Assemblées, le pouvoir normatif est réparti à l’ordinaire au sein d’un collège de plusieurs anciens exerçant ensemble, chacun pour une part, le ministère pastoral. Or ce précepte égalitaire offre un net contraste avec la culture catholique attachée à la centralité de la figure hiératique du prêtre, et se veut plus radical que la disposition du pasteur laïc primus inter pares. À l’évidence, on met le doigt ici sur l’une des idées-forces de ceux que l’on a pu dénommer du nom de frères larges. Il semble même que plus ils consentent à professionnaliser le pastorat – tout en le concevant encore comme foncièrement laïc – plus la norme de la direction absolument collégiale de la communauté ecclésiale apparaît comme leur schibboleth.
Il faut enfin remarquer qu’à l’image du mouvement des frères esquissé à Dublin et Plymouth, les Assemblées françaises cultivent par instinct une vision non confessionnelle de la religion : à la faveur d’une pensée éprise de primitivisme, c’est une forme de christianisme générique qui est valorisée. Cette pensée s’enracine du reste dans une disposition romantique de retrait traditionnellement manifestée à l’égard du monde, auquel on rattache volontiers les systèmes religieux. Ainsi, c’est en tant que principe mondain que l’usage de toute étiquette confessionnelle tend vaguement à être discrédité. De fait, dans le refus dogmatique des clivages partisans reluit un des principaux attributs des Assemblées, en sorte que leur tradition singulière s’adultérerait si elle cédait sans retenue au tropisme du regroupement confessionnel…
On le voit, c’est en pénétrant dans le génie de sa famille d’Églises que, sans dissiper tous les paradoxes, on peut être clairvoyant, et s’élever à un jugement lucide et nuancé. Encore faut-il savoir s’attacher, et faut-il savoir tenir suffisamment en estime la transmission religieuse.
NOTES
1. Linda OYER & Louis SCHWEITZER, Les Crises de la foi, Étapes sur le chemin de la vie spirituelle, Dossier Vivre n° 32, Genève, Je Sème, 20112, p. 92s.
2. Sébastien FATH, « D’une “Foi sans histoire”… à une foi dans l’histoire. “Rappelle-toi ceci…” (És 44.21) », Hokhma, n° 68, 1998, p. 39.
3. Jean-Paul WILLAIME, « L’Approche sociologique des faits religieux », Religions et modernité, Actes de l’université d’automne de Guebwiller, oct. 2003, sous dir. Jean-Marie HUSSER, coll. Les Actes de la DESCO, publié par la direction de l’Enseignement scolaire, p. 82.
4. Ibid.
5. Henri BLOCHER, « Quel devoir d’unité entre les protestants ? », Hokhma, n° 54, 1993, p. 53s..