Du suicide

 

 

par Henri Blocher1

 


 

« II n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». Ainsi Camus ouvrait-il l’essai qui le rendit fameux, Le Mythe de Sisyphe. Et, sans doute, ne pensait-il pas à la seule philosophie des philosophes…

 

 

La question se pose à tout homme. Le suicide est une possibilité qui caractérise l’homme, qui touche à l’essentiel de l’humain, et qu’ainsi nul homme ne peut écarter sans un certain frémissement.

 

L’homme connaît, et il se connaît. L’homme agit, et il se fait. C’est là le propre de l’homme. Dans le suicide, on voit jusqu’où va son privilège : l’homme peut tuer, et il peut se tuer, à la fois victime et meurtrier. Le suicide révèle le risque d’être homme et, avec le risque, la responsabilité. Oui, vraiment, le suicide est une question qui nous concerne tous.

 

 

Même si nous ne sentions pas ces choses, les statistiques, dans leur sécheresse, nous imposeraient d’y réfléchir.

 

Pour 55 millions de Français, on compte 7 à 10 000 suicides par an et environ 50 000 tentatives. Le taux d’une pour mille est remarquablement stable ; il augmente légèrement avec l’urbanisation : il y a donc peu d’espoir de le voir baisser. Surtout, on observe une multiplication des suicides d’adolescents, phénomène assez nouveau et inquiétant. On estime que 5000 jeunes, chaque année, attentent à leurs jours. Heureusement, la plupart de ces suicides sont « ratés », mais selon le Dr Haim, le suicide est devenu, entre 15 et 19 ans, la deuxième cause de décès (après les accidents) et, entre 20 et 24 ans, la première.

 

C’est dans la lumière de l’Evangile que nous voulons voir le problème. Cependant, avant de recourir à la Révélation, il convient d’écouter les spécialistes des sciences humaines, pour résumer les conclusions qu’ils tirent d’une observation systématique.

 

 

Le suicide comme conduite

 

Définissons d’abord. Pour le Vocabulaire Lalande, le suicide est « l’action de causer soi-même sa mort, d’une manière volontaire, pour échapper à une condition de vie qu’on juge intolérable2 ».

 

La précision « d’une manière volontaire » élimine certains suicides automatiques, dans le cas de malades mentaux, et d’autres suicides où la détermination pathologique est telle qu’on ne peut plus guère parler de volonté.

 

Le rapport du suicide à la maladie est une question épineuse. Certains psychiatres ont défendu la thèse du suicide toujours morbide. Spontanément, ceux qui rejettent la possibilité du suicide soupçonnent que le suicidant n’était pas sain. Le Dr Gabriel Deshaies, dans une synthèse magistrale sur notre sujet, a combattu cette interprétation ; il estime « que la moitié des suicidants sont affectés de quelque trouble mental, grave ou léger, nettement pathologique ; l’autre moitié en serait indemne3 ».

 

Qu’est-ce que la santé ? Où passe la frontière ? En un sens, il n’y a de parfaite santé intérieure que dans la sainteté achevée, et un homme sain et saint ne se suicide pas. Les médecins, malgré tout, doivent se contenter d’une notion moins ambitieuse de la santé, et c’est un fait que des gens relativement bien-portants attentent à leurs jours.

 

Nous nous intéressons ici au suicide dont le facteur morbide est négligeable, à l’autodestruction réellement « volontaire ».

 

Pourquoi ajouter qu’on se suicide « pour échapper à une condition de vie jugée intolérable » ? Au sens étroit, cette clause ne signale qu’une seule des nombreuses motivations du suicide. Mais, au sens large, elle s’applique à tous les cas. Cette clause, ou une autre du même genre, est indispensable pour distinguer le suicide de l’autre mort volontaire, le sacrifice.

 

Entre suicide et sacrifice, quelques-uns on confondu, parmi lesquels Deshaies4. Certes, il y a des sacrifices qui ne sont que des suicides déguisés (qui saura le secret de certains héroïsmes, au combat ou ailleurs ?). Certes, il y a des suicides, dans certaines sociétés primitives, qui se produisent sous la pression de la société, donc pour certaines « valeurs ». Certes, il y a des suicides qui révèlent une composante altruiste, qu’influence, par exemple, le versement d’une assurance-vie aux survivants. Certes, il y a des cas-limites : le résistant qui se suicide pour ne pas livrer, sous la torture, ses camarades ; ou encore Jan Palach.

 

Rien de tout cela, cependant, n’efface la différence radicale d’attitude entre s’ôter la vie (« to take one’s life » dit très bien l’anglais) et la donner. Comme acte humain, dans sa signification vécue, le sacrifice s’oppose diamétralement au suicide. Comme l’a bien vu G. Marcel, ce sont les extrêmes de la disponibilité et de l’indisponibilité : « II y a, métaphysiquement parlant, un abîme entre le fait de sacrifier sa vie et celui de se tuer5 ». S’il existe des cas limites, c’est parce que, sous des formes extérieurement semblables, se touchent les extrêmes opposés.

 

Si l’on se suicide sans la motivation éthique qui fait le sacrifice, pourquoi se suicide-t-on ?

 

A la suite de Durkheim (1897), les sociologues font de l’intégration sociale la variable décisive. Plus on appartient, moins on se suicide. C’est pourquoi les Germains se suicideraient plus que les Latins, les protestants plus que les catholiques, les hommes plus que les femmes.

 

Cette thèse, cependant, a été soumise à une critique serrée, qui interdit de lui donner trop de crédit. Les statistiques invoquées sont rarement concluantes. Il est très difficile de les exploiter rigoureusement. « En vérité, le suicide échappe à la sociologie », peut affirmer Deshaies.6

 

II reste que le suicide va avec la désintégration de la communauté. Il en est l’aboutissement, l’accomplissement. Seul celui qui n’a plus d’attaches essentielles pour le retenir au monde, dans l’angoisse de l’abandonné ou l’indifférence de l’étranger, tranche les derniers liens. Les suicides d’adolescents paraissent liés au relâchement des liens communautaires et à l’isolement qui en résulte pour l’individu : la carence du père et l’anonymat d’une civilisation technique laissent l’enfant seul dans sa lutte la plus dure.

 

Les sociologues ne peuvent guère en dire davantage. Les psychologues apportent des analyses plus riches et précises.

 

Quels sont les déterminismes les plus fréquents du suicide ? Deshaies résume la réponse dans ce qu’il appelle « la loi des trois portes »7. Le suicide peut être une porte de secours, une porte de sortie, ou une porte d’entrée.

 

Le suicide est très souvent une conduite de fuite ou de défense ; devant la douleur, devant l’échec (la dernière goutte fait déborder la coupe d’amertume, après la lente accumulation des rancoeurs, des lassitudes, des blessures du moi), devant la culpabilité, réelle ou imaginaire. Le suicidant est pris dans un conflit qu’il intériorise et qu’il éprouve comme intolérable. Invivable. La mort s’ouvre comme une trappe de secours, dans ce premier cas, elle est désirée comme fuite de cette vie.

 

Dans le second cas, la mort est désirée plus directement, comme destruction de la vie. On en veut à la vie, et on veut en sortir.

 

Comment en arrive-t-on là ? L’agressivité du sujet revient sur lui, disent les psychologues. Le suicide est comme une vengeance. Freud écrivait : « Le moi ne peut se supprimer que quand… il peut se traiter lui-même en objet et diriger contre lui-même l’hostilité qui visait l’objet ».8

 

On observe couramment cet effet « boomerang » de l’hostilité (l’enfant qui se frappe lui-même dans sa colère). On le retrouve dans de nombreux équivalents-suicides, comme l’imprudence habituelle et la toxicomanie.

 

Le suicide est porte d’entrée quand la mort est désirée comme non-vie, non-être, néant. Tout se passe comme dans le vertige. Le malheureux voit le vide se faire autour de lui, sa vie n’a plus de sens, il est de trop, dans une sorte d’hyper-conscience solitaire. Le vide l’attire. Pour Camus, « il y a un lien direct entre ce sentiment (du suicide) et l’aspiration vers le néant ».9

 

Le sentiment du vide peut être, soudain, chargé d’émotion, comme dans beaucoup de suicides passionnels, quand la trahison de la personne aimée fait tout s’écrouler. Ce peut être aussi l’écoeurement de l’absurde, le taedium vitae : à quoi bon vivre ? Sous cette dernière forme, il joue un rôle-clé dans les suicides modernes, « à la suédoise » ; la satisfaction des besoins primaires découvre le vide de l’existence.

 

En général, les motivations que nous distinguons se combinent. De plus, les spécialistes évoquent encore deux thèmes qui les unifient, l’un par le haut, l’autre par le bas.

 

Le suicide se présente souvent comme une affirmation de la liberté. Le suicidant exalte son pouvoir de disposer de lui-même. En décidant l’heure de sa mort, il croit dominer le destin, il croit dompter même la « chienne ». Son geste le venge du monde ou de proches détestés, expie la faute qu’il traînait, dramatise une vie plate et vide (beaucoup de suicides ont un côté théâtral, il s’agit de finir en beauté).

 

Dostoïevski, penseur qui a profondément médité le sens du suicide, a mis en valeur cette signification dans Les possédés. Il campe un Kirilov qui affirme sa liberté comme indépendance, qui se proclame Dieu, et qui s’écrie : « Quiconque désire la liberté suprême doit oser se tuer… Qui ose se tuer, celui-là est Dieu ».10

 

Enfin, les déterminismes du suicide paraissent plonger leurs racines dans un facteur obscur. Sous les motivations décrites, plusieurs discernent une tendance inconsciente, plus profonde. Freud, dans la dernière partie de son oeuvre, parle d’une pulsion de mort, Thanatos, qui oeuvre silencieusement en nous. Deshaies le critique, mais il conclut, lui aussi, que le suicide, ultimement, ne s’explique que par une agressivité originelle du sujet contre lui-même11. Cette force qui pousse à la mort, il l’appelle destrudo : c’est la symétrique de la libido, l’énergie du désir et de la vie.

 

 

Le suicide comme péché

 

Dans cette diversité et dans cette unité, le suicide est-il moralement licite ? On a distingué, dans l’histoire, deux morales. La morale simple, sans doute majoritaire, réprouve sans exception ; parmi ses défenseurs, on ne trouve pas seulement des simples, mais un homme comme Kant, intransigeant. La morale nuancée ne peut ni recommander la fuite ni louer l’agressivité, mais elle admet au moins le suicide du sage. Ainsi firent, dans l’Antiquité, des Epicuriens – un certain Hégésias s’était fait surnommer le « persuadeur de mourir » -, des Stoïciens (Sénèque), et aux XXe siècle, le gendre de Karl Marx, Paul Lafargue, qui se donna la mort très sereinement pour échapper à la décrépitude du vieillard.

 

Ceux qui condamnent le suicide invoquent le droit de la collectivité : nous nous appartenons les uns aux autres, il ne nous est pas permis de priver les autres de nous-mêmes. Ils soulignent la dignité de la personne et de la vie humaine, qu’on ne peut vendre pour un soulagement.

 

Que dit l’Ecriture ? Curieusement, on ne trouve dans la Bible aucune prescription précise qui ait trait au suicide : ni la permission de la morale « nuancée », ni la condamnation de la morale « simple ».

 

Par ce silence, l’Ecriture prend peut-être ses distances à l’égard des arguments de la morale « simple ». Le droit de la collectivité est-il absolu ? La dignité de la personne prohibe-t-elle toujours le suicide ? Avec Bonhoeffer12 et Barth13, on peut ainsi comprendre l’étrange discrétion de l’enseignement biblique.

 

Surtout, l’Ecriture sait que l’homme aux prises avec la tentation du suicide, l’homme qu’attaque la pulsion de mort, n’a pas besoin d’une interdiction de plus. Son fardeau lui pèse assez lourd. L’Ecriture ne l’accable pas. Elle ne fait pas du suicide, comme le Moyen Age, le crime des crimes ou la honte des hontes.

 

Cependant, des (rares) récits de suicides que la Bible nous rapporte, il ressort qu’une pareille conduite n’est pas le bien que Dieu veut pour l’homme, Les exemples sont éloquents, surtout le dernier, le seul du Nouveau Testament.

 

Ecartons le cas de Samson (Jg 16.29 et ss). Il ne s’agit pas d’un véritable suicide,

 

mais plutôt d’héroïsme guerrier : Samson, lorsqu’il a fait s’écrouler l’édifice, n’a pas cherché sa propre mort, mais celle des ennemis d’Israël – leur destruction, dût-elle lui coûter la vie.

 

Trois suicides sont peu significatifs, car ils sont commis dans l’imminence d’une mort certaine, pour échapper à la honte et aux outrages. Ce sont les exemples d’Abimélek (Jg 9.54) et Saül et son écuyer (1S31.4 et ss.), et du général Zimri, conspirateur malheureux (1 R 16.18). Ces personnages nous sont présentés sous un jour défavorable, et c’est comme une fin lamentable que leur suicide semble raconter.

 

Restent deux suicides, deux suicides qui se ressemblent tant le premier paraît une figure du second. Achitophel, intime de David, le livre à son ennemi ; mais, comme Dieu déjoue son plan, Achitophel comprend qu’il n’y a plus pour lui d’avenir, et il va s’étrangler (2 S 17.23). Judas, enfin, intime de Jésus (le fils de David), le livre à ses ennemis. Puis, quand la trahison est consommée, saisi de dégoût pour des raisons obscures, pris de remords, Judas va se pendre (Mt 27,5). Que cet homme se soit suicidé, qu’un suicide soit intervenu dans ce drame de la Passion qui est le foyer de toute la Révélation biblique, ne peut qu’être lourd de sens.

 

Saint Augustin, au demeurant, n’a certainement pas abusé de ces preuves bibliques quand il en a déduit la proscription du suicide.14

 

Le commandement « Tu ne tueras point » doit s’appliquer, puisque le suicidant se faisant objet du meurtre en reste le sujet, l’auteur.

 

Surtout, la prétention fondamentale du suicidant à disposer de lui-même est incompatible avec le droit du Dieu de la Bible : « Toutes les âmes sont à moi » (Ez18.4). L’individu ne s’appartient pas ; dans un sens radical, il n’appartient même pas à la collectivité, il appartient à Dieu seul.

 

Dieu se réserve miséricordieusement le droit de vie et de mort, combien trop lourd à porter pour l’homme ! « C’est l’Eternel qui fait mourir et qui fait vivre » (1 S 2.6). S’il a donné à l’homme le pouvoir de mort volontaire, c’est pour qu’il puisse dire oui à Dieu jusque dans la mort si Dieu le lui demande, c’est pour qu’il soit capable de sacrifice – ce n’est pas pour qu’il abuse de ce pouvoir en disant oui à la mort, contre le Dieu auquel il appartient. (Que Dieu se réserve le droit de vie et de mort explique la difficulté qu’on éprouve parfois à tracer la frontière entre suicide et sacrifice ; ce qui fait le partage, ce n’est pas une loi extérieure, c’est la volonté personnelle de Dieu, volonté parfois, pour nous, voilée.)

 

Plus profondément, peut-être, c’est le désespoir que manifeste le suicide, même celui du sage, qui attente au Dieu de la Bible. Le suicidant est toujours, comme on dit, un désespéré. Le Dieu de la Bible est Celui qui commande l’espérance. Il est le Dieu qui vient. Il veut que l’homme s’attende à lui, pour recevoir de lui le sens de sa vie, sa justification. Le Dieu de la Bible met sa gloire à justifier l’homme. Parce qu’il a fait l’homme et qu’il l’aime, il lui interdit de se penser « de trop » ; parce qu’il aime l’homme et veut lui pardonner, parce qu’il est intervenu pour se charger lui-même de la faute de l’homme, il lui interdit de se punir lui-même ; parce qu’il a fait alliance avec l’homme et veut l’associer à la venue de son Règne, il lui interdit de désespérer.

 

 

Le suicidant rejette le Dieu de l’espérance.

 

Ainsi Judas. Si on écarte les romans qu’ont échafaudés certains (Judas aurait agi pour forcer la main à Jésus, ou pour se plier à la prédestination), il ne suffit pas d’évoquer la cupidité du trésorier indélicat (Jn 12) pour comprendre Judas. Comme Barth l’a bien dit, Judas est l’homme qui, devant Jésus, s’est réservé. Judas était certainement l’un des plus capables des disciples, un homme fort. Il avait reçu une charge d’honneur et de responsabilité. Alors que les autres se laissaient entraîner à la suite de Jésus, maladroits comme de jeunes chiots (pensons à Pierre !), Judas a dû les mépriser secrètement. Il a voulu garder son jugement propre, ses plans propres, son affirmation propre. De plus en plus agacé par les exigences et par les méthodes de Jésus, il a voulu désespérément être lui-même. Il aurait admis de négocier avec Jésus, donnant-donnant ; il a refusé d’espérer en lui. Il n’a finalement plus rien attendu de son Seigneur.

 

Quand, plus tard, un certain sentiment de sa culpabilité l’a submergé (il n’avait pas trahi sans conflit intérieur), il s’est encore enfoncé dans le désespoir, il a voulu désespérément ne plus être lui-même. Il aurait pu se repentir, saisir de la main de Dieu un avenir : le sacrifice de Jésus, justement, le lui permettait. Judas s’est abandonné au remords : le remords est désespoir ; le repentir, espérance.

 

Face à face, deux potences : celle de Judas ; et la croix de Jésus, l’autel du sacrifice. Jésus aimait la vie. Il n’a pas dit oui à la mort : dans la sueur de sang du jardin des Oliviers, il a dit oui au Père. Selon la volonté du Père, il a donné sa vie pour dire dans la mort non à la mort, le non efficace que lui seul pouvait dire, le non dont l’efficace a éclaté le troisième jour, ouvrant pour nous le véritable avenir.

 

Judas n’a pas voulu espérer en Jésus, venu du Père pour accomplir l’oeuvre du Père, la justification de l’homme. C’est ainsi que Judas a mérité son nom de « Fils de perdition » (Jn17.12), un hébraïsme que nous pouvons paraphraser : le type de l’homme qui se perd.

 

Ici, il me semble que nous voyons notre sujet s’élargir. Qui est cet homme qui se perd, dont le suicidé Judas est le type ? C’est, dans la Bible, l’homme pécheur, détourné de Dieu. Que veut dire cela, sinon que toute la question du suicide se renverse sous une lumière nouvelle ? Que veut dire cela, sinon que la relation suicide-péché est double ? Le suicide est un péché, certes, mais la révélation biblique, c’est que le péché est un suicide !

 

 

Le péché comme suicide

 

Le péché est choix de la mort : ce thème est une constante de l’Ecriture, depuis les premiers chapitres de la Genèse. Parfois l’idée du suicide, de l’auto-destruction volontaire, s’exprime précisément. La Sagesse divine déclare, traduit très littéralement : « Qui me lèse attente à sa vie (se maltraite) ; tous ceux qui me haïssent aiment la mort » (Pr 8.36; cf. Hab2.10; Ps 7,16-17). L’apôtre Paul écrit à propos de la chair, c’est-à-dire de la tendance perverse qui corrompt notre nature, « la pensée (ou la visée) de la chair est mort » (Rm 8.6). C’est le tragique biblique : que l’homme dans sa folie se détruise lui-même.

 

Dans l’analyse du péché, nous retrouvons aisément les traits typiques du suicide.

 

Qu’est d’autre le péché, dans la vision de l’Ecriture, que la volonté de disposer de soi-même, de décider du sens de sa vie, sans rendre de compte à personne ? « Vous serez comme des dieux… » Le suicide, quelle qu’en sont la forme, est comme l’aboutissement de ce projet : l’homme dispose de sa mort comme de sa vie.

 

En même temps, s’expose le mensonge de ce projet. L’homme n’est pas Dieu, il n’est pas indépendant, il ne dispose pas de lui-même – il doit mourir. Pour maintenir la dérisoire fiction de son indépendance, il n’a plus qu’un recours, il prétend choisir de mourir. Il dit à la mort le oui qu’il refuse à son Dieu. C’est pourquoi le suicide est à la fois le paroxysme de la revendication libertaire (Kirilov), et fuite devant l’inévitable contradiction.

 

Dans le péché, encore, on discerne cette agressivité profonde de l’homme contre lui-même, cette destrudo obscure, dont parlent les psychologues. II faut prendre strictement la parole de l’apôtre (Rm 8.5) : c’est la visée de la chair que la mort. Au coeur du péché, cachée mais sensible, il y a une rage de salir et de casser, une Schadenfreude mystérieuse, mystère d’iniquité.

 

De ce mystère destructeur, nous pouvons percer l’origine. Si le péché est volonté forcenée d’indépendance, d’autocréation, il implique nécessairement la volonté d’anéantir ce que je suis. Tout ce que je suis, je le suis par la création divine, dans la dépendance. Tout ce que je suis porte la signature de l’Auteur. Je dois m’effacer pour l’effacer. Si je hais Dieu, je dois me haïr, car il m’a fait à son image. Comme l’a vu admirablement Kierkegaard, dans son analyse de la maladie à la mort qu’est le péché, la volonté désespérée d’être soi-même conduit à la volonté désespérée de ne pas être soi-même. Comme pour Judas.

 

Le suicidant, au fond, est plus sensible que le commun des hommes à la logique du péché. La plupart réussissent à se faire un bouclier d’inconséquence : derrière ce bouclier, ils réussissent à oublier la solitude, le non-sens, la nécessité de ne rien devoir pour se prétendre indépendant, ils réussissent à vivre. Des circonstances particulières détruisent, pour quelques-uns le bouclier : ils vont jusqu’au bout. Le péché est suicide, et le suicide en est le miroir.

 

Non, il ne suffit pas d’invoquer les droits de la collectivité ou la dignité humaine pour faire barrage à la destrudo. La loi ne suffit même pas d’un Dieu qui resterait lointain, terrible sur son trône.

 

Il faut que soit connu et reconnu le Dieu de l’espérance, le Dieu qui vient justifier l’homme. Il faut que Dieu soit connu en Jésus-Christ, son Unique, son Envoyé, le seul homme qui ne se soit pas suicidé, Jésus-Christ a vaincu la destrudo par l’amour. Jésus-Christ, par son sacrifice, offre à quiconque veut le suivre de partager son avenir.

 

Judas ou Jésus, tel est le choix.

 

H.B.

 


NOTES

 

1. M. Henri Blocher est doyen de la Faculté Libre de Théologie Evangélique de Vaux-sur-Seine. Il y enseigne ainsi qu’à l’Institut Biblique de Nogent. Article paru dans le n° 7 de la revue Ichthus et reproduit avec l’aimable permission de l’auteur et des Presses Bibliques Universitaires qui préparent, avec M. Blocher, un livre sur ce sujet qui doit sortir à la fin de l’année.

 

2. Cité par L. Meynard, Le Suicide, (RU.F, 1966), p. 64.

 

3. G. Deshaies, Psychologie du suicide, (RU.R, 1947), p. 103.

 

4. Ibid., pp. 226 et ss.

 

5. G. Marcel, Du refus à l’invocation (Gallimard, 1940), p.106.

 

6. Deshaies, p. 320.

 

7. Ibid., pp. 303 et ss.

 

8. Cité par Deshaies, p. 223, cf. S. Freud, Métapsychologie (Gallimard, Coll. Idées, 1968), p. 162.

 

9. A. Camus, Le mythe de Sisyphe (Gallimard, Coll Idées, 1942), p. 19.

 

10. Cité par Meynard, p. 28.

 

11. Deshaies, pp. 286 et ss, 293-4.

 

12. D. Bonhoeffer, Ethique (Labor et Fides, 1965), pp. 133 et ss.

 

13. K. Barth, Dogmatique (Labor et Fides), III, 4  » *, pp. 87 et ss.

 

14. Cité de Dieu, 1,16 et ss.